Babysme, vol. 2, 1867, p. 14–17

Pierre Larousse. Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle, français, historique, géographique, mythologique, bibliographique, littéraire, artistique, scientifique, etc. 15 volumes & 2 suppléments. Paris : Administration du Grand Dictionnaire Universel, 1866–1890.

Babysme s. m. (ba-bi-sme – rad. Bab). Secte religieuse, née en Perse vers l’année 1843, ainsi nommée du nom qu’a pris son fondateur, Bab, c’est-à-dire la porte, et dont les adhérents portent celui de babys.

Encycl. Jusqu’ici, l’existence du babysme n’avait été signalée que par quelques voyageurs, qui n’ont donné au sujet de cette nouvelle doctrine que des détails très-peu explicites. Les premiers renseignements positifs qui nous soient parvenus jusqu’ici sur le babysme sont ceux que contient l’excellent livre récemment publié par M. le comte de Gobineau : les Religions et les philosophies dans l’Asie centrale (Paris, Didier, 1866). C’est à cet ouvrage consciencieux et d’un intérêt considérable que nous allons recourir pour tracer une esquisse rapide et exacte du mouvement religieux et politique si peu connu, que l’on désigne sous le nom de babysme. Nous commencerons par faire l’histoire de la secte, et nous passerons ensuite à l’examen de ses dogmes et de ses doctrines politiques et sociales.

I. – Histoire du babysme. Le fondateur de cette secte est un Persan de Schiraz, nommé Mirza-Aly-Mohammed, qui, vers l’année 1843, alors qu’il était à peine âgé de dix-neuf ans, commença sa mission religieuse. Mirza-Aly-Mohammed portait le titre de seyd, c’est-à-dire, qu’à tort ou à raison, il prétendait descendre de la race du prophète arabe, de Mahomet. M. de Gobineau en fait le portrait suivant : « Renfermé en lui-même, toujours occupé de pratiques pieuses, d’une simplicité de mœurs extrême, d’une douceur attrayante, et relevant ces dons par son extrême jeunesse et le charme merveilleux de sa figure, il attira autour de lui un certain nombre de personnes édifiées. Il ne pouvait ouvrir la bouche, assurent les hommes qui l’ont connu, qu’il ne remuât le fond du cœur. S’exprimant du reste avec une vénération profonde sur le compte du prophète des imans, il charmait les orthodoxes sévères, en même temps que, dans des entretiens plus intimes, les esprits ardents et inquiets se réjouissaient de ne pas trouver en lui aucune roideur dans la profession des opinions consacrées. Au contraire, sa conversation leur ouvrait tous ces horizons infinis, variés, bigarrés, mystérieux, ombragés et semés çà et là d’une lumière aveuglante, qui transportent d’aise les imaginations de ce pays-là. »

Ses préoccupations religieuses commencèrent de bonne heure, et se développèrent au contact des idées chrétiennes, guèbres, mosaïques, et des spéculations des sciences occultes. Après avoir fait, très-jeune, le pèlerinage de la Mecque, il se sépara radicalement de l’islamisme, et c’est après avoir visité la mosquée de Koufa qu’il songea à créer une nouvelle foi destinée à supplanter l’islamisme. Les résultats immédiats de son double pèlerinage furent la composition de deux livres, qui inaugurèrent sa mission de novateur : le premier est le récit de son voyage, et le second un commentaire sur une des sourates du Coran, celle de Joseph. Dans ce commentaire, « la polémique et la dialectique tenaient », dit M. de Gobineau, « une grande place, et les auditeurs remarquaient avec étonnement qu’il découvrait, dans le chapitre du livre de Dieu qu’il avait choisi, des sens nouveaux, et qu’il en tirait surtout des doctrines et des enseignements complètement inattendus. » Dès lors, sa popularité commença et ne fit plus que s’accroître dans des proportions extraordinaires ; tous se pressaient autour de lui ; il parlait dans les mosquées, et, dans ses discours, le clergé musulman, représenté par les mollahs, était très-vivement attaqué. Les mollahs sentirent le danger qui les menaçait, et essayèrent de le conjurer en se réunissant pour confondre les doctrines prêchées par le jeune Mirza-Aly-Mohammed. Mais celui-ci réduisit au silence tous ses contradicteurs, le Coran à la main. Cette victoire redoubla la popularité d’Aly-Mohammed, qui, tout en continuant à faire sa propagande publique, commença à réunir autour de lui un noyau de partisans dévoués, auxquels il dévoila les principes fondamentaux de sa doctrine. C’est alors qu’Aly-Mohammed prit son premier surnom, qui, depuis, servit à désigner sa secte ; il se fit appeler Bab (la porte), parce qu’il était la porte par laquelle seule on pouvait arriver à connaître Dieu ; ses adhérents lui donnaient plus souvent, par respect, le titre de Hezrèté-Ala, altesse sublime. Les choses arrivèrent à un point tel que le clergé musulman, réduit au silence, écrivit à Téhéran pour informer le gouvernement de ce qui se passait et réclamer son intervention directe. Le gouvernement persan, qui n’était pas lui-même grand protecteur du clergé, eut recours à une demi-mesure, et, après avoir renoncé à l’idée qu’il avait eue un moment de mander le Bab pour lui faire exposer ses doctrines, il se détermina à le consigner jusqu’à nouvel ordre dans sa maison. Mais la propagande, quoique occulte, n’en fut pas moins active, et le Bab, révélant enfin son véritable caractère, fit connaître à ses disciples qu’il était le Nokteh (le point), c’est-à-dire le générateur même de la vérité, une émanation divine, une manifestation de la toute-puissance. Il transféra alors le titre de Bab à l’un de ses plus fervents adhérents, un prêtre du Khorassan, nommé Housseïn-Boushrewyèh, qui devait imprimer au babysme une vigoureuse impulsion et lui donner cette énergique activité qui en fit un parti politique redoutable.

Housseïn-Boushrewyèh, après avoir emporté les ouvrages du maître et probablement des instructions orales, se mit en marche pour prêcher la nouvelle religion et la répandre dans la Perse entière. Après s’être créé des adhérents à Ispahan et Kachan, il se rendit à Téhéran ; mais le gouvernement lui intima l’ordre de quitter immédiatement la capitale. Cependant, d’un autre côté, deux émissaires babys continuaient l’œuvre de la propagande ; c’était d’abord Hadji-Mohammed-Aly-Balfouroushy, qui opérait dans le Mazenderan ; ensuite une femme nommée Zerryn-Tadj (la couronne d’or), et surnommée Gourret-oul-Ayn (la consolation des yeux), une des figures assurément les plus extraordinaires de l’histoire du babysme. Sa beauté, son esprit, son éloquence, sa science, son exaltation singulière, sont restés dans la mémoire de tous les témoins de ce drame. Chacun des propagateurs de la foi nouvelle se réserva une partie de la Perse : Gourret-oul-Ayn eut l’ouest, Balfouroushy le nord, et Houssein, expulsé de Téhéran, se dirigea vers l’est, c’est-à-dire vers le Khorassan ; le sud avait déjà été parcouru avec succès. Après des événements divers qu’il serait trop long de raconter, Housseïn, à la tête d’une troupe d’adhérents, aux aspirations belliqueuses, entra dans le Mazenderan, et s’y réunit avec plusieurs autres chefs de la secte. Un grand concile fut tenu à Bedecht, petit village sans importance ; parmi ceux qui y assistaient, on remarquait Gourret-oul-Ayn et Mirza-Jahya, jeune enfant de quinze ans, qui devait être reconnu plus tard comme le chef de la secte après la mort du fondateur. Gourret-oul-Ayn prononça un discours demeuré célèbre, qui valut au babysme une foule de nouveaux adhérents accourus de toutes parts. Après quelques luttes sanglantes, Housseïn vint s’établir avec tous ses disciples dans une localité montagneuse et boisée, connue sous le nom du pèlerinage du cheykh Tebersy. Il y construisit une espèce de château fort et s’y retrancha solidement. Alors, les prédications recommencèrent avec une nouvelle ardeur et prirent une couleur politique de plus en plus accentuée ; toutes les populations de Mazenderan se levèrent à cette voix et vinrent se grouper autour du château fort, qu’ils environnèrent ainsi d’une espèce de camp improvisé. Tout le monde était surexcité et n’attendait qu’une occasion de verser son sang pour la cause sainte.

On s’émut à Téhéran ; une première expédition fut envoyée contre les babys et échoua complètement, après avoir été en partie détruite. On envoya alors un schahzadè, un prince du sang en personne, nommé Mehdy-Kouly-Mirza, avec des forces imposantes : même insuccès. Une troisième expédition ne fut pas plus heureuse ; seulement, Housseïn fut mortellement blessé dans le combat ; mais les babys ne se laissèrent pas un instant décourager par la perte de leur chef et continuèrent la lutte avec une nouvelle énergie. Enfin, on organisa une quatrième expédition, et l’on envoya de l’artillerie, canons, mortiers, etc. Néanmoins, les babys firent une résistance héroïque, et, malgré le manque de vivres, tinrent pendant quatre mois ; enfin, les babys ayant été presque tous tués, les troupes royales parvinrent à s’emparer de la place. Deux cent quatorze babys, hommes, femmes et enfants, seul débris de la garnison, furent faits prisonniers, et, malgré la parole qu’on leur avait donnée, on leur ouvrit le ventre, et, détail caractéristique, on trouva dans leurs entrailles des racines et des herbes crues, leur seule nourriture. Cet échec, loin de détruire le babysme, fut l’occasion d’un redoublement d’enthousiasme, qui se traduisit par de nouvelles luttes, plus opiniâtres encore que les premières. Zendjan, capitale de la province de Khamseh, se souleva. L’insurrection fut terrible ; elle avait à sa tête un jurisconsulte très-distingué, Mohammed-Aly-Zendjany. La résistance fut longue et acharnée, et l’insurrection ne succomba que sous le nombre ; il fallut concentrer sur ce point des forces considérables pour en avoir raison. Les quelques prisonniers qu’on fit furent tués à coups de baïonnettes ou attachés à la bouche des mortiers. Mais ces deux épisodes sanglants, loin d’arrêter les progrès du babysme, ne firent que les accélérer. Le gouvernement ne sachant à quelle résolution s’arrêter, prit le parti de supprimer le chef de ce mouvement menaçant ; cependant il est avéré que le Bab n’avait pris aucune part directe à toutes les entreprises de ses partisans, et une accusation formelle était impossible. Mais la justice asiatique ne s’embarrasse pas pour si peu. Le Bab et deux de ses disciples furent amenés à Tébriz, et, à la suite d’une instruction sommaire, condamnés à mort. Après avoir été promenés dans toute la ville et exposés aux derniers outrages, le maître et son disciple – un autre l’avait renié – furent suspendus à des cordes le long d’un mur très-élevé. En ce moment, on entendit distinctement le disciple qui adressait au Bab cette simple phrase : « Mon maître, est-ce que tu n’es pas content de moi ? » Aussitôt une compagnie de soldats, chargés de l’exécution, les coucha en joue et tira. Le disciple fut tué roide ; mais le Bab, dont la corde avait été coupée par une balle et qui n’avait pas été atteint, retomba à terre et se réfugia dans un corps de garde voisin, où il fut immédiatement massacré.

Le Bab mort, le babysme n’en devint que plus redoutable. Le jeune Mirza-Jahya remplaça le chef défunt et prit le titre de Hezrèté-Ezel (altesse éternelle). Mirza-Jahya quitta immédiatement la capitale pour se dérober aux persécutions officielles, et aussi pour parcourir les provinces et affermir ses partisans. En 1852, les babys répondirent à l’exécution de leur chef saint par un acte de réciprocité qui montre jusqu’où va leur détermination. Trois babys essayèrent de tuer le roi, mais ne parvinrent qu’à le blesser. Immédiatement saisis, ils proclamèrent hautement leur doctrine, et résistèrent avec un courage extraordinaire à toutes les tortures. De nombreuses arrestations furent opérées à cette occasion à Téhéran parmi les personnes suspectes. Gourret-oul-Ayn fut de ce nombre, et ayant courageusement refusé de renier sa foi, elle fut condamnée à être brûlée vive. On procéda ensuite à l’exécution des autres prisonniers, parmi lesquels se trouvaient beaucoup de femmes et d’enfants. Plusieurs des principaux personnages de la cour, pour montrer leur zèle, en firent périr un grand nombre de leurs propres mains, avec des raffinements inouïs de cruauté. Les autres furent exécutés en effigie. On vit alors dans les rues et au milieu des bazars de Téhéran, un spectacle que la population n’oubliera jamais. On vit s’avancer, entre les bourreaux, des enfants et des femmes, les chairs ouvertes sur tout le corps, avec des mèches allumées fichées dans les blessures. On traînait les victimes par des cordes et on les faisait marcher à coups de fouet ; enfants et femmes s’avançaient en chantant ce verset : « En vérité, nous venons de Dieu et nous retournons à lui. » Leurs voix s’élevaient éclatantes au-dessus du silence de la foule. Quand un de ces malheureux tombait et qu’on le faisait relever à coups de fouet ou de baïonnette, pour peu que la perte de son sang, qui ruisselait sur tous ses membres, lui laissât encore un reste de force, il entonnait avec un surcroît d’enthousiasme le verset cité plus haut. Plusieurs enfants expirèrent dans le trajet. Les bourreaux jetèrent leurs corps sous les pieds de leurs pères, qui marchaient froidement dessus sans leur donner un seul regard. Un des bourreaux imagina de dire à un père que, s’il n’abjurait pas à l’instant même, il couperait la gorge à ses deux fils sur sa propre poitrine. C’était deux jeunes garçons, dont l’aîné avait quatorze ans, et qui, rouges de leur propre sang, les chairs calcinées, écoutaient froidement le dialogue ; le père répondit en se couchant par terre, et l’aîné des enfants, réclamant avec exaltation son droit d’aînesse, demanda à être sacrifié le premier. Enfin, on acheva d’égorger ces martyrs, et la nuit tomba sur un amas de chairs informes ; une foule de têtes étaient attachées par groupes aux poteaux de justice, et les chiens accouraient des faubourgs par troupes pour se repaître de ces débris sanglants.

« Cette journée, continue M. de Gobineau, donna au babysme plus de partisans secrets que bien des prédications n’auraient pu faire. Dès lors, il est vrai, la nouvelle doctrine cessa d’exister au grand jour, et prit les allures bien plus menaçantes d’une société secrète, qui aujourd’hui embrasse la Perse entière. Les partisans du babysme sont actuellement innombrables et se recrutent dans tous les rangs de la société ; c’est un danger positif pour le gouvernement contemporain, un danger impossible à conjurer, et qui peut se traduire d’un jour à l’autre par quelque explosion terrible, capable de changer singulièrement les destinées de l’Asie centrale et de venir compliquer d’une façon inattendue la situation respective de la Russie et de l’Angleterre, déjà en présence de ce côté. C’est pour cette raison que nous avons cru devoir attirer l’attention de nos lecteurs sur cette grave question, dont l’importance politique n’échappera à personne. Ajoutons que le babysme a envahi la province de Bagdad et pénétré même dans l’Inde musulmane. »

II. – Exposition de la doctrine babyste. La doctrine babyste est contenue dans des livres prohibés qui circulent de main en main d’un bout à l’autre de la Perse, et principalement dans un livre arabe, composé en 1848 par le Bab et qui a pour titre Biyan (L’exposition). Le dieu du babysme est unique et éternel comme celui des musulmans ; mais ce monothéisme, semblable en apparence et par la formule à celui de l’Islam, en est au fond et par l’esprit très-différent. Entre les deux conceptions de l’unité divine, il y a la distance qui sépare la psychologie religieuse des races aryennes de celle des races sémitiques. Pour l’unitarisme sémitique (judaïsme, mahométisme), Dieu est une personne dans toute l’énergie de ce mot ; il a l’unité absolue, exclusive, indivisible de l’individualité personnelle ; rien ne sort de cette unité parfaitement simple et inféconde, rien n’y rentre et ne s’y absorbe ; elle est renfermée en elle-même, absolument et à jamais séparée du monde, qui est une manifestation arbitraire et tout extérieure de sa puissance, et non un produit, une extension de sa vie. Pour le babysme, Dieu est un en ce sens qu’il n’y a pas deux puissances divines étrangères l’une à l’autre ; cette unité est substantielle et compréhensive ; elle tend essentiellement à sortir d’elle-même, à se répandre, à se communiquer, à produire. Créer, pour le dieu sémitique, c’est faire acte de souveraineté et de bon plaisir ; pour le dieu babyste, c’est vivre et donner la vie : le premier crée parce qu’il veut ; le second parce qu’on ne peut le concevoir autrement que vivant et agissant. « Dieu », dit le Bab, « est l’unité primitive, d’où émane l’unité supputée » ; en d’autres termes, Dieu est l’unité qui échappe à la détermination numérique, qui n’est pas limitée par d’autres unités, qui ne fait pas partie d’une totalité ; il peut répandre la vie sans éprouver ni diminution ni fractionnement ; émané de lui, les individualités créées sont, au contraire, des unités supputées, c’est-à-dire soumises à la loi de quantité et dont la vie s’épuise en se communiquant. Cette distinction entre le créateur et la créature ne constitue pas une séparation complète, définitive ; il n’y a rien, à vrai dire, en dehors de Dieu qui, dans le Biyan, s’écrie lui-même : « En vérité, ô ma créature, tu es moi. » Au jour du jugement dernier, toutes les créatures se réuniront à Dieu, se réabsorberont dans l’unité dont elles viennent, et toutes les choses seront anéanties, moins la nature divine. On voit que nous avons affaire à une religion panthéiste. « Le dieu des babys », dit M. de Gobineau, « n’est pas un dieu nouveau, c’est celui de la philosophie chaldéenne, de l’alexandrinisme, d’une grande partie des théories gnostiques, des livres magiques, en un mot de la science orientale de toutes les époques. Ce n’est pas celui que confesse le Pentateuque, mais c’est bien celui de la Gemara et du Talmud ; ce n’est pas celui que l’Islam a cherché à définir d’après ce que Moïse et Jésus lui en avaient pu apprendre ; mais c’est très-bien celui de tous les philosophes, de tous les critiques, de tous les habiles gens qu’il a nourris dans ses écoles. En un mot, soufys, guèbres sémitisés, c’est-à-dire tous les guèbres depuis les Sassanides, et avant eux l’Orient tout entier, ont confessé et cherché ce dieu-là, depuis que la science a commencé dans ces contrées. Pendant des séries de siècles, l’Orient l’a honoré à sa manière, et après la longue interruption amenée par la domination chrétienne et musulmane, interruption qui n’a rien fait oublier, le Bab n’a fait autre chose que de le tirer de son obscurité, de le reprendre, de le restaurer. »

Passons à la théorie babyste de la création. Pour créer, le dieu des babys se sert de sept lettres sacrées représentant sept attributs, sept vertus divines : la force, la puissance, la volonté, l’action, la condescendance, la gloire et la révélation. Dieu en possède encore une infinité d’autres, mais ce sont les seules qui aient été mises en exercice dans la création de l’univers actuel. La double représentation des sept vertus divines, parole et écriture, nous donne la double création de l’esprit et de la matière ; comme paroles, elles sont la source des choses purement intellectuelles ; comme lettres, c’est-à-dire comme apportant toutes les combinaisons des lignes, elles sont la source de toutes les formes visibles sans lesquelles la matière n’existe pas. Voilà donc un premier nombre sacré, le nombre 7 : il y en a un bien plus important aux yeux des babys, le nombre 19. En effet au-dessus des expressions créatrices, il faut placer le mot hyy (vivant), la vie étant à la fois la source et le produit des sept énergies. Or, la valeur numérique de la lettre h est 8 et celle de y est 10, ce qui fait 18 ; en y ajoutant 1, valeur de la lettre a pour la forme ahyy (celui qui donne la vie), on a 19. Le Bab en conclut que 19 est l’expression numérique de Dieu lui-même. Il n’est pas possible d’en douter, si l’on considère que le mot wahed employé par le Coran pour indiquer l’unique, c’est-à-dire Dieu, et qui est une des dénominations les plus élevées dont puissent se servir les musulmans pour désigner le souverain des mondes, a, lui aussi, pour valeur numérique 19 (w=6, a=1, h=8, d=4) ; il est donc évident que le nombre 19 signifie l’unique qui donne la vie, c’est-à-dire Dieu unique et créateur ; et, par conséquent, ce nombre renferme les sept lettres qui servent de moyen pour la production du monde. Ce mouvement curieux de l’esprit oriental qui passe de la puissance à la parole, expression de la puissance, de la parole à la lettre, image de la parole, de lettre au nombre, valeur de la lettre, et qui établit entre ces quatre choses un rapport mystique et superstitieux d’équivalence, nous reporte en pleine Chaldée ; nous touchons le principe d’une fausse science, bien plus funeste par ses conséquences à l’établissement de la véritable que les mythologies les plus intempérantes. Ajoutons que nous voyons s’unir, dans la doctrine babyste de la création, deux idées parties certainement de points différents, sinon opposés, l’idée d’émanation et celle de puissance magique de la parole créatrice.

Toute religion a sa théorie du mal. Quelle est celle du babysme ? Elle découle logiquement du panthéisme, de la doctrine de l’émanation. Le mal, selon les babys, n’est que le résultat du fait même de la création, l’imperfection inhérente à la séparation temporaire de la créature d’avec l’essence divine ; ce n’est ni un principe essentiel d’une portion de la nature, ni un produit du libre arbitre et de la solidarité humaine ; pas d’autre chute que celle que les Allemands appellent la chute de l’absolu. Le mal n’étant ni le dénoûment d’une épreuve imposée à l’humanité, ni la conséquence d’un dualisme essentiel et éternel, l’expiation et le sacrifice, la réprobation de la matière et l’ascétisme spiritualiste, n’ont pas de raison d’être. L’homme, à quelque distance qu’il soit du créateur, doit être tenu pour naturellement bon ; et cet attribut de sa nature, il le manifeste par cela même qu’il a le sentiment de son origine et aspire à y retourner. De son côté, Dieu tend à ramener à lui les parties de lui-même qu’il en a momentanément écartées ; de là des rapports ininterrompus entre le créateur et la créature, un courant sympathique qui va de l’un à l’autre ; de là, la révélation, la prophétie.

On voit que la théorie du mal nous conduit à celle des rapports de Dieu avec l’homme, à celle de la religion proprement dite. La nature, éloignée de Dieu, ignorante et oublieuse de l’unité primitive, appelle à son secours la science divine ; Dieu lui dispense cette science avec les précautions qu’exige sa faiblesse. Il ramène l’homme, il le tire à lui, en quelque sorte, au moyen d’une chaîne et par une suite de secousses ménagées ; la chaîne, c’est la série des prophètes ; les secousses, ce sont les révélations que les prophètes apportent. Que peut devenir le prophétisme dans une religion panthéiste ? On le devine aisément. Nous avons vu que l’unité supputée émane de l’unité primitive ; comme les autres hommes, comme l’univers, le prophète est une émanation de la nature divine, mais une émanation excellente et supérieure, qui, restant en communication constante avec son origine, constitue un intermédiaire entre Dieu et l’univers ; c’est un souffle de la bouche de Dieu, qui n’est pas actuellement Dieu, mais qui vient de lui et retourne à lui plus rapidement que les autres êtres. Quels sont les rapports des prophètes entre eux ? Nous sommes fondés à croire qu’ils ne présentent aucune différence de nature, et même qu’ils ne forment en réalité qu’une seule et même essence ; mais nous devons reconnaître qu’une grande différence les sépare quant au rôle qu’ils ont à remplir. Les prophètes primitifs, venant agir sur une nature humaine endormie, paralysée dans sa chute, n’ont eu pour mission que de la réveiller dans la mesure du possible ; leur rôle a été purement préparatoire. Ils ont dû se borner à annoncer les vérités les plus simples et à prescrire les règles les plus nécessaires. L’humanité ayant ouvert les yeux et fait les premiers pas, les révélations primitives devinrent insuffisantes. À la loi de Moïse succéda l’enseignement de Jésus. Après Jésus parut Mahomet, qui fut le promoteur d’un nouveau progrès. Avec le Bab, la révélation est entrée dans une phase nouvelle. D’une part, prenant conscience de son développement historique et étendant la loi du progrès religieux à l’avenir comme au passé, elle n’entend pas laisser croire à l’humanité que le babysme soit le terme de ce progrès. Comme le mahométisme, le christianisme, le mosaïsme, le babysme n’a qu’une valeur relative et provisoire ; il ne s’en reconnaît pas d’autre. D’autre part, et il faut noter ce fait curieux, la prophétie babyste ne se renferme pas dans un homme, n’est pas individuelle comme les précédentes.

Nous avons vu que, pour les babys, le nombre 19 était le nombre divin, ou, comme ils disent, le nombre de l’unité. Dans ce nombre 19 donné par le mot ahyy (celui qui donne la vie), on a pu remarquer le rôle tout spécial de la lettre a=1 ; cette lettre qui donne au mot auquel elle est ajoutée une valeur active, la valeur d’un nom d’agent, porte le nom de point. Le point est en chaque chose le principe d’unité et de réalité, le centre ou le sommet de l’être ; en Dieu, c’est l’élément mystérieux qui fait précisément que Dieu est Dieu ; cet élément échappe à notre intelligence parce qu’il échappe à l’analyse. De même que l’unité divine est composée de 19 énergies, l’organe de la révélation babyste est constitué par 19 personnes ; le Bab n’est pas à lui seul cet organe, il est le point de l’unité prophétique, laquelle est une représentation ou plutôt une incarnation complète de l’unité divine. Ajoutons que cette représentation, cette incarnation est permanente. Chaque nombre du groupe prophétique possède une double nature, une nature humaine et mortelle, une nature immortelle et divine. L’homme meurt en lui, mais le souffle divin qui l’anime passe dans une autre personne, de sorte qu’il n’y a jamais de vide dans l’unité, ni d’interruption dans l’action qu’elle exerce. Comme l’organe de la révélation babyste, le livre par excellence de cette révélation, le Biyan, doit nécessairement être constitué sur le nombre divin, c’est-à-dire sur le nombre 19. Il est donc composé, en principe, de 19 unités ou divisions principales, qui, à leur tour, se subdivisent chacune en 19 paragraphes. Mais le Bab a marqué lui-même le caractère provisoire et incomplet de son œuvre en n’écrivant que 11 de ces unités ou divisions principales ; il en reste 8 à écrire ; le livre n’est donc pas fermé, la doctrine n’a pas dit son dernier mot ; les droits de l’avenir sont réservés, la page blanche attend celui que Dieu manifestera, et dont le Bab n’est que le précurseur.

Ainsi, nous avons la perspective d’une révélation qui doit être le couronnement de l’édifice babyste. Cette révélation dernière, que doit suivre de près la fin des choses, les uns, les plus mystiques, la croient et l’espèrent prochaine, les autres, et ils deviendront de plus en plus nombreux, l’ajournent volontiers. Quelle sera cette fin des choses ? Les bons et les purs se réuniront à Dieu et vivront en lui, participant à toutes ses perfections, à toutes ses félicités, en un mot, ne feront qu’un avec lui. Quant aux méchants, ils seront anéantis, le néant seul étant le véritable terme du mal. Il n’est pas nécessaire d’ajouter que la nature entière partage le sort de l’humanité : ce qui en elle est bon et pur retourne au grand foyer du bien, à l’essence divine, et ce qui est mauvais tombe dans le néant. Maintenant que nous avons exposé ce qu’on peut appeler la dogmatique du babysme, il nous reste à faire connaître sommairement le culte, la morale et l’organisation sociale que le Bab en a déduits.

D’abord, le nombre 19 étant celui de l’unité divine et de l’unité prophétique, doit être d’une application universelle ; il contient la loi naturelle, le type préétabli de toute collectivité, de toute classification, de toute organisation. « Organisez toutes choses », dit le Bab, « d’après le nombre de l’unité, c’est-à-dire avec une division par 19 parties. » À cette condition seule, le monde sera placé dans des rapports normaux, dans des rapports d’harmonie avec le créateur, l’esprit et la matière seront affranchis de la forme arbitraire imposée jusqu’ici à leur activité. Donc, l’année aura 19 mois, le mois 19 jours, le jour 19 heures, l’heure 19 minutes ; le système entier des poids et des mesures sera soumis à la division par 19 ; le nom sacré triomphera dans toutes choses et réglera toutes les relations. Chaque collège de prêtres formera une unité semblable à l’unité prophétique, c’est-à-dire composée de 18 membres et d’un chef qui en sera le point. Il est inutile de faire remarquer que la constitution de l’unité prophétique, et l’établissement de collèges de prêtres à l’image de cette unité préparent une forte organisation sacerdotale, et par suite une société théocratique.

Un trait curieux et tout chaldéen du culte babyste, c’est la confiance entière et absolue que, d’après les prescriptions du Bab, les fidèles doivent mettre dans les talismans. En témoignage de cette confiance, chaque homme doit porter constamment sur soi une amulette en forme d’étoile, dont les rayons seront formés par des lignes contenant des noms de dieu ; chaque femme doit avoir, de son côté, une autre amulette, disposée d’une manière analogue, mais avec d’autres noms et en forme de cercle. Cette consécration par le babysme de la science talismanique, condamnée par le monothéisme chrétien et musulman, a sa source dans la théorie babyste de la création et dans l’identité que cette théorie établit entre les nombres, les lettres, les sons et les énergies créatrices. « Il est clair », dit M. de Gobineau, « que l’homme est amené naturellement, par cette conception, à mettre une confiance extrême dans le pouvoir qu’il possède de combiner aussi les nombres, de disposer des sons et des signes. »

Les autres caractères du culte babyste qui nous paraissent devoir être signalés sont : le luxe que le Bab prescrit de déployer dans les temples ; la réduction de la prière au minimum (« Est abolie pour tous la prière, sinon une fois par mois », dit le Biyan) ; la négation de l’idée d’impureté légale, négation qui dépouille les ablutions de tout sens religieux et ne leur laisse qu’une valeur esthétique et hygiénique ; l’abolition de la kibla, c’est-à-dire l’interdiction de se tourner, comme les musulmans et les juifs, vers un point donné de l’horizon, lorsqu’on fait la prière (Partout où vous vous tournez, vous avez Dieu en face).

La physionomie générale de la morale babyste est l’importance qu’elle attache au développement des affections douces, bienveillantes, de l’hospitalité, de la sociabilité et même de la politesse. On ne voit pas figurer la peine de mort au nombre des châtiments que le Bab autorise. Il y a plus, la torture et les coups sont formellement interdits par le Biyan. Est-ce dans le livre du Bab ou dans l’Évangile que nous lisons la prescription suivante : « En vérité, Dieu vous a défendu de recourir à la violence, quand même on vous frapperait d’un coup de la main sur l’épaule. » Dans le système des sanctions du babysme n’entrent que deux sortes de châtiments : les amendes multipliées, suivant la gravité des faits, par le nombre mystique 19 ; l’interdiction d’approcher des femmes pendant un nombre de jours ou de mois proportionné à la gravité du délit. Mais écoutons le Bab :

« À celui qui contraint quelqu’un à voyager, quand même ce ne serait que d’un pas, ou qui entre dans la maison de quelqu’un avant d’en avoir obtenu la permission, ou qui voudrait tirer quelqu’un de sa demeure sans son consentement, ou qui prétendrait enlever quelque chose d’une maison sans droit, sa femme lui est interdite pour dix-neuf mois. » C’est l’inviolabilité de la personne et du domicile !

« Une violence est-elle commise sur quelqu’un, que celui qui en a connaissance et qui peut agir la réprime, quand bien même une année se serait écoulée depuis ; il faut que le coupable comparaisse et fasse réparation. S’il ne comparaît pas, pouvant le faire, sa femme lui est interdite pendant dix-neuf jours, et elle ne lui sera permise de nouveau que lorsqu’il aura donné 19 miskals d’or ou d’argent, suivant ses moyens. Cette règle est prescrite afin que personne ne soit violenté sous la loi de l’exposition. » Précepte de solidarité !

« À celui qui met en prison quelqu’un, sa femme est interdite pour toujours ; si, malgré cela, il s’en approche, qu’il subisse une amende de dix-neuf fois 19 miskals d’or chaque mois pendant dix-neuf mois, qu’il soit rejeté de la loi au nom du saint, et que le retour à la foi ne soit plus jamais admis de sa part. » Plus de prison ! Inviolabilité absolue de la liberté ! Désarmement du pouvoir civil !

« À celui qui afflige quelqu’un avec intention en quelque chose, qu’il soit imposé une amende compensatoire de 19 miskals d’or ou d’argent, suivant ses moyens, à moins qu’il n’ait agi légalement et pour une cause juste. Quant à celui qui cause l’affliction par inadvertance, qu’il demande pardon à Dieu, son Seigneur, dix-neuf fois. »

« Ne portez pas des instruments de guerre entre vous, et ne vous affublez pas d’un costume qui fasse peur aux enfants. »

« Dans l’espace de dix-neuf jours soyez l’hôte de dix-neuf personnes, quand même vous n’auriez que de l’eau à leur donner, et si vous ne pouvez avoir plus d’un convive à la fois menez-le cependant chez vous. »

« Il vous est défendu dans votre loi de jeter les yeux sur les papiers des autres, à moins qu’ils ne le permettent. » Précepte de discrétion ! Inviolabilité du secret des lettres !

« Il vous est prescrit de faire réponse à celui qui vous parle et vous interpelle sur oui ou non. »

« À celui qui vous écrit sur du papier, vous devez répondre également sur du papier, et dans la même langue, à moins que vous ne soyez dans l’impossibilité de le faire ; dans ce cas, il vous est permis d’employer un autre moyen. »

« Celui qui renvoie un message écrit ou le déchire, ou qui, pouvant faire parvenir une lettre destinée à quelqu’un, n’en fait rien, ne sera jamais au nombre des serviteurs de Dieu. » Préceptes de politesse et de serviabilité.

Le babysme fait de l’aumône une obligation étroite. « En vérité, ô riches ! » dit le Bab, « vous, tous tant que vous êtes, vous êtes les préposés de Dieu ; soyez attentifs à la fortune de Dieu qui est entre vos mains, et enrichissez les pauvres de la part de votre Seigneur. » En cela rien d’original ; nous retrouvons cette conception théocratique et égalitaire des devoirs et des responsabilités de la propriété dans le judaïsme, dans le christianisme et dans le mahométisme. Mais quelque chose de particulier à la religion nouvelle, et qui tranche avec les notions les plus répandues parmi les asiatiques, c’est l’interdiction de la mendicité. « Il n’est pas permis de mendier dans les bazars, et il est défendu de donner à celui qui demande. » Est-ce un emprunt finit à l’administration de l’Europe ? On peut le croire. Cependant il faut dire que l’interdiction de la mendicité sort très-naturellement de la doctrine du Bab. Rien dans cette doctrine ne rappelle les idées chrétiennes de pénitence et de mortification, de renoncement aux biens et à la gloire de ce monde, d’abstinence, d’amour de la pauvreté et de la souffrance, de mépris de la chair. Le babysme n’a rien d’ascétique ; il tient le travail, le commerce et le bien-être en haute estime ; il n’a pas les rêves tristes et sombres ; il ne connaît pas la mélancolie de l’âme désenchantée soupirant après la patrie céleste ; la vie terrestre ne lui apparaît pas comme une vallée de larmes ; le luxe, le plaisir et la joie, comme un démon tentateur ; il n’a que sympathie pour la nature et pour l’art. Qu’y a-t-il, par exemple, de moins chrétien, et aussi de moins bouddhiste, que les curieuses recommandations faites par le Bab à ses fidèles, d’aimer et de rechercher les riches vêtements, les étoffes de soie et d’or, les broderies, les pierres précieuses, les joyaux ? C’est surtout au jour de leur mariage que les babys doivent s’entourer de tout l’éclat possible pour célébrer leur bonheur. « Habillez-vous de vêtements de soie au jour de vos noces, et, si vos moyens vous le permettent, n’en portez pas d’autres. » Ne croirait-on pas entendre Goethe invitant les hommes à jouir des dons de la vie, qui est divine, et leur disant : « Les sens sont aussi un guide pour vous ; si votre raison se tient éveillée, ils ne vous montreront pas d’erreurs ; d’un vif regard observez avec joie, et d’un pas assuré et modeste marchez à travers les plaines de ce monde comblé de riches dons. »

Si le Bab proclame la jouissance légitime, il n’entend pas que le fidèle demande à l’ivresse le sommeil de la pensée et de la volonté : « Ne prenez pas », dit-il, « de drogues enivrantes, ni arack, ni opium ; n’en vendez point, n’en achetez point. » Artiste et délicat, il s’attache à prescrire les soins de propreté les plus minutieux ; il finit passer ces soins avant la prière ; il veut que l’on cultive la forme et la beauté du corps, au nom de Dieu, maître de la beauté et de la forme. Dans ce but, il défend de s’asseoir à terre et il ordonne de raser la barbe, deux choses inouïes jusque-là en Orient : « Rasez les poils de vos visages, certainement vous en deviendrez plus beaux. » Du reste, cette sorte de culte esthétique que chaque baby doit à sa personne, ne s’accompagne nullement de l’idée d’impureté telle qu’elle existe en d’autres religions. Rien dans la nature, aux yeux du Bab, n’est impur et méprisable. « La semence des êtres animés est pure », dit-il ; « là est le principe de l’être qui adore Dieu ; mais, en vérité, embellissez vos corps. »

Fourier a dit : « On peut juger de la civilisation d’un peuple par le degré d’influence dont y jouissent les femmes. » On peut juger, dirons-nous, de la portée, de la valeur d’une doctrine religieuse et sociale par la place qu’elle fait aux femmes dans la société et dans la famille. Considéré à ce point de vue, le babysme apparaît comme un des événements les plus importants de l’histoire contemporaine de l’Asie.

Ce n’est pas en vain qu’une femme a été un des plus puissants apôtres, un des plus courageux martyrs de la religion nouvelle ; en Gourret-oul-Ayn, l’éloquente et la belle, tout le sexe féminin se trouve affranchi, ennobli, glorifié. Étouffée, réduite à l’état de choses par l’islamisme, la femme d’Asie aura désormais une personnalité. Et d’abord, une place lui est donnée à côté de l’homme, au faîte de la puissance sacerdotale : parmi les dix-neuf membres de l’unité prophétique, il doit toujours y avoir une femme. Voilà l’égalité des sexes consacrée par la participation de la femme au sacerdoce et à l’autorité. Voyez maintenant les conséquences. Plus de harem, plus de voile : « Tout baby est autorisé à voir toutes les femmes, à leur parler, à être vu d’elles. » La femme n’est plus exclue de la vie sociale par le despotisme de la jalousie et de la volupté ; elle peut porter librement son cœur et montrer sa beauté partout où bon lui semble ; elle n’était qu’un moyen pour l’homme, moyen de plaisir ou de génération, elle devient, comme dirait Kant, une fin en soi ; elle n’était que génératrice, elle devient véritablement mère. « En vérité », dit le Bab, « vous, femmes, vous avez été créées pour vous-mêmes et pour vos enfants. » La maternité ainsi relevée, dignifiée, entraîne une révolution dans le système des rapports des sexes. Le Bab repousse le célibat ; il voit dans le mariage une dette que chacun doit payer à l’avenir. « Il est nécessaire pour tous les êtres », dit-il, « qu’il reste de leur existence une existence. » Mais ce but physiologique n’est pas tout : le mariage constitue la famille, c’est-à-dire un ensemble de rapports moraux et juridiques permanents. Les parents ont des devoirs envers leurs enfants, les enfants des devoirs envers leurs parents. Écoutez ce précepte plus beau, plus complet que le quatrième commandement du décalogue : « Dieu a prescrit à vos pères et mères de vous entretenir depuis votre naissance jusqu’à la dix-neuvième année d’une façon complète ; et vous, à votre tour, vous devez les entretenir jusqu’à la fin de leur vie, dans le cas où ils ne pourraient le faire. » Cet ensemble de rapports et de devoirs, en dehors duquel il n’y a pas de famille, est incompatible avec la polygamie simultanée ou successive. Aussi la monogamie est-elle l’idéal du babysme. Le divorce est formellement prohibé ; il est défendu d’avoir des concubines ; le Bab, il est vrai, a fait une concession au milieu musulman, en permettant deux femmes légitimes ; mais ses successeurs regardent comme mauvais d’user de la tolérance qu’il a montrée à cet égard.

On voit à quelle distance le babysme se place du mahométisme et quel immense progrès moral il promet à l’Asie. La condition sociale des femmes devient, on peut dire, européenne. Le Biyan est plein de passages qui témoignent de l’affectueuse sollicitude qu’elles inspiraient au Bab ; il les dispense de ce qu’il y a de fatigant dans les pratiques pieuses ; il leur fait la dévotion aisée. Qu’elles soient belles et mères, voilà, pour ainsi dire, toute leur fonction religieuse. En parlant de la fiancée, il dit poétiquement : « Ornez votre ornement ! Glorifiez votre gloire ! »

« L’amour des enfants », a dit Proudhon, « sied au missionnaire de la régénération. » Plein d’affection pour les femmes, le Bab a pour les enfants une tendresse vraiment évangélique ; il trouve, en parlant d’eux, des paroles qui rappellent celles de Jésus : « Laissez venir à moi les petits enfants. » Dans sa prison, il se souvint des douleurs de son jeune âge, lorsque, obligé d’aller à l’école, il avait souffert des mauvais traitements de son maître. Aussi a-t-il mis le nom de ce maître, avec un reproche détourné, dans ce passage touchant du Biyan où il fait parler un petit écolier : « En vérité, ô Mohammed, ô mon maître, ne me frappe pas jusqu’à ce que je sois arrivé à l’âge de cinq ans, lors même qu’il ne s’en faudrait que d’un clin d’œil que j’eusse atteint cette limite. Au-delà de cinq ans, si tu veux me frapper, ne me donne pas plus de cinq coups ; et fais en sorte que, entre la peau qui les reçoit et la main ou la verge qui les donne, il y ait une couverture. »

Un point intéressant à noter, c’est que le Bab ne stipule rien relativement au gouvernement proprement dit ; il ne s’en occupe pas ; il semble qu’un tel sujet lui paraisse indigne de son attention. « Une telle façon de sentir et d’apprécier les choses de la vie », dit M. de Gobineau, « est un signe auquel on peut reconnaître sûrement les sociétés vieillies. On le rencontre dans toute l’Asie, à une époque déjà bien ancienne ; la Rome impériale suggère une semblable disposition de pensée à ses philosophes et à ses poëtes, et, de nos jours, nous voyons les partis avancés penser à peu près la même chose et le dire… Au rebours des sociétés jeunes et vivaces, où nul homme ne conçoit un plus bel emploi de sa fortune et de ses talents, de son influence ou de sa bravoure, que de l’employer à la chose publique… les babys, raisonnant comme les économistes européens, imaginent une organisation politique disposée de manière à donner la plus grande somme possible de tranquillité, de sécurité et de bien-être. » Ces réflexions et ces comparaisons de M. de Gobineau ne nous paraissent pas rendre compte, d’une manière sérieuse, de l’indifférence politique des babys. On ne voit nullement d’abord que les partis avancés et les économistes de l’Europe se désintéressent du rôle de l’État, des attributions qu’il convient de lui accorder, des limites que son action doit s’imposer, de la forme gouvernementale qu’il doit prendre ; il est vrai qu’en Europe la tendance est de donner de plus en plus à la politique un but individualiste, but qui contraste avec celui qu’elle poursuivait dans les cités antiques, et qui établit une grande différence entre la république d’Athènes, par exemple, et celle des États-Unis ; mais de ce que le but de la politique a changé, il ne suit nullement que la politique soit devenue un objet secondaire des préoccupations. La vérité est que l’indifférence politique des babys est un fait essentiellement asiatique. L’Asie n’a jamais finit de politique proprement dite, parce qu’elle n’a jamais conçu, en dehors de la religion, de la forme religieuse des sociétés, que le pur despotisme, parce que la pensée des asiatiques est complètement étrangère à l’idée d’un ordre politique et civil distinct de l’ordre religieux. Il ne faut pas demander au babysme cette idée de la distinction des deux puissances temporelle et spirituelle, qui est née dans un pays conquis par les armées romaines, soumis à l’administration romaine, et qui s’est développée et réalisée, non sans luttes, sur le sol européen. Le babysme ne s’occupe pas du gouvernement, parce que, dans la société par lui renouvelée, il n’imagine pas sans doute de gouvernement en dehors de la puissance sacerdotale, de l’unité prophétique ; il n’entend certainement pas borner son empire à la direction des consciences, à une autorité purement morale.

On peut signaler entre le babysme et les théories socialistes de notre Occident, par exemple, les doctrines de Fourier et d’Enfantin, plus d’un rapprochement curieux : la place faite à la femme dans l’unité prophétique, la négation très-accentuée de l’ascétisme, la glorification de l’industrie, la réhabilitation des plaisirs et du luxe ; on sait que le fourierisme a, comme le babysme, sa mathématique sociale, qu’il prescrit de l’appliquer à l’organisation des séries, et qu’il voit, lui aussi, naître de cette application le rétablissement de l’harmonie dans la nature.