Drapolis
«L'avènement d'un centre, d'un véritable centre comme le Rockefeller Center à New York, est plus qu'un événement. Ce moment marque la fondation d'une véritable cité de classe mondiale.» - Jean Drapeau, cérémonie d'ouverture de la Place Ville-Marie, 13 septembre 1962.
En moins d'un demi-siècle, Montréal a su s'imposer comme la capitale officieuse de l'Amérique du Nord. La vision de Jean Drapeau est devenue réalité, et pour les cinq millions d'habitants de la métropole, l'avenir n'a jamais semblé aussi prospère. Outre les légions de touristes, Montréal attire autant les artistes à l'affût des dernières tendances que les financiers new-yorkais à la recherche de capitaux.
Cette affluence nouvelle a profondément bouleversé le paysage montréalais. L'expérience d'Habitat 67 a fait école et provoqué la démolition des quartiers populaires d'Hochelaga et de Rosemont pour y construire une arcologie gigantesque dont les cubes modulaires abritent trois cent milles travailleurs et leurs familles.
Avec ses autoroutes suspendues se faufilant entre les gratte-ciel, le centre-ville est non moins impressionnant. Les constructions récentes appartiennent pour la plupart à «L'École de Montréal» qui, inspirée de la Place Ville-Marie, allie la simplicité des lignes de l'École internationale à des formes éclectiques. La pyramide de la Bourse, symbole financier de la ville, exemplifie ce style architectural.
Suivant son expansion rapide des dernières décennies, le centre-ville ceinture le Mont-Royal au nord, tandis qu'à l'est l'autoroute Saint-Denis marque la transition avec l'ancien Quartier latin et son importante communauté d'expatriés américains. Au sud, le centre-ville borde le Saint-Laurent puis le canal Lachine, amenant les entreprises de messagerie rapide à employer des courriers en motomarine qui accomplissent leurs livraisons en évitant les artères congestionnées de la ville.
Bien loin de se plaindre de la cohue constante qui règne dans leur quotidien, les Montréalais y carburent. Même le boom des avions supersoniques ne les fait plus sursauter. On dit parfois que les Montréalais ne s'arrêtent qu'à un seul moment dans la semaine - au moment de la diffusion du match de hockey du samedi soir. La popularité de ce sport demeure d'ailleurs exceptionnelle. L'an dernier, la diffusion de la finale de la Coupe Stanley, où le Canadien de Montréal vainquit en prolongation les Drakkars d'Oslo, attira plus d'un milliard de téléspectateurs à travers le monde.
Il va de soit que la mairie de Montréal est un poste prestigieux - certains disent plus important que celui de Premier ministre - mais très accaparant. Puisque les élus ayant la vision et la stature d'un Jean Drapeau ne sont pas légion, la planification sociale et économique de la ville est confiée au URB-1, méga-ordinateur dont l'unité centrale et les gigantesques banques de données occupent la section centrale de la Place Ville-Marie.
L'incomparable succès de Montréal attire bien des convoitises, rendant légion les dangers qui la guettent. Saboteurs et espions de tout acabit rôdent dans ses rues. Heureusement, pour sa protection Montréal peut compter sur des hommes tel que Romuald Plante, petit-fils de Pacifique Plante et le meilleur agent de l'Agence métropolitaine de sécurité. Infiltration d'un groupe criminel qui visait à prendre le contrôle de la ville par le piratage du URB-1, démantèlement d'un réseau d'hypnotiseurs braqueurs de banques, arrestation du sinistre Docteur Thanatos alors qu'il s'apprêtait à réveiller le volcan du mont Royal à l'aide de puissants explosifs: ses exploits sont rapportés soir et matin par les journaux. À lui seul, Romuald Plante insuffle les Montréalais à garder leur ville saine et propre, leur regard tourné vers l'avenir.
La ville aux mille clochers
«Montréal, ô ma ville, tu as voulu te faire belle pour recevoir ton prince!» - Paul-Émile Léger, de retour à Montréal après son élévation au rang de cardinal, 29 janvier 1953.
Le 20 juin 1963, le cardinal Léger pénétra dans la chapelle Sixtine pour participer au conclave, réuni par suite de la mort de Jean XXIII. Il en ressortit deux jours plus tard, couronné de la triple tiare, sous le nom d'Urbain IX. Premier pape non italien depuis plus de quatre siècles, il devait son élection, s'il faut en croire les rumeurs, au désistement de l'archevêque de Milan.
Très rapidement, le nouveau souverain pontife s'employa à mieux propager le message de l'Église et à renverser la désertion des fidèles qui sévissait depuis un demi-siècle. Il dut cependant accorder certaines concessions aux forces conservatrices de l'Église. Le Concile de Vatican II, mis en veilleuse par la mort de son prédécesseur, ne fut pas rouvert.
Au Québec, la nouvelle fut accueillie avec une joie et une fierté sans pareilles; la province venait de renouer avec sa ferveur religieuse d'antan. L'idée d'une révolution tranquille, encore à ses premiers balbutiements, quitta l'ordre du jour. La société hésitait maintenant à restreindre le rôle et l'influence du clergé. Les importantes réformes qui s'annonçaient, tel que le controversé rapport Parent, furent rangées sur les tablettes. Au moment du décès du pape Urbain IX, en 1991, plus rien ne remettait en question le rôle sacré de l'Église dans la société québécoise.
Politiquement, le Québec traverse aujourd'hui une époque de grande stabilité. L'Union nationale - d'affiliation jésuite - et le Parti libéral-catholique - d'affiliation sulpicienne, quant à lui - s'échangent le pouvoir tous les huit ans dans la plus complète continuité. Seule la rivalité entre les deux ordres vient pimenter le déroulement des campagnes électorales. La véritable opposition, menée par un prêtre défroqué du nom de Pierre Bourgault, vit en exil à Paris. Elle regroupe tout ce que le Québec comptait de libres penseurs et de réformateurs. Cinquante ans plus tard, l'esprit du Refus global subsiste toujours.
Nulle part dans la province l'influence de la religion ne se fait autant sentir qu'à Montréal, où l'on compte un membre du clergé pour quatre cents habitants. Ceux qui la visitent pour la première fois reçoivent parfois l'impression que la ville entière appartient à l'Église catholique... ce qui n'est pas entièrement faux, tant cette dernière utilise aussi bien son influence morale que son poids économique pour s'immiscer dans tout projet d'importance. L'Archevêché de Montréal a payé ainsi une partie importante des coûts de construction du Métro. Voûtes d'ogives, arcs brisés et rosaces lumineuses: ses quatorze stations - nombre évoquant le Chemin de croix - font figure d'autant de cathédrales souterraines
Cette religiosité empreint le rythme de vie de la métropole québécoise. La journée est amorcée par la lecture de la très populaire «Prière du jour», publié quotidiennement dans le Montréal-Matin, et se termine par la récitation du «Chapelet en famille», une institution qui fêtera bientôt ses cinquante années de diffusion. La religion possède une place même au travail: les entreprises offrant un lieu de prière à leurs employés peuvent profiter de généreuses exemptions fiscales.
Par la force des choses, Montréal s'est imposée comme lieu de pèlerinage majeur. L'Oratoire Saint-Joseph attire à lui seul quatre millions de fidèles à chaque année. En 1994, la visite fortement médiatisée de Ronald Reagan, durant laquelle l'ancien président américain fut guéri de son alzheimer, ne fit qu'accroître la réputation de l'édifice saint pour les cures miraculeuses.
En cette fin de millénaire, la dévotion catholique des Québécois ne fait plus de doute. Pourtant, des rumeurs hantent les couloirs de l'Archevêché de Montréal. Le troisième secret de Fatima, que le Vatican refuse toujours de dévoiler, annoncerait la venue d'une crise de la foi sans précédent. Malgré les dénis des autorités cléricales, certains vont jusqu'à affirmer que la prophétie mentionnerait explicitement le Québec. L'ennemi est-il déjà aux portes? Prions pour qu'il n'en soit pas ainsi.
Mont Royal, Mont Olympe
«Si l'histoire de Montferrand n'était pas écrite, la légende de cet homme extraordinaire ne subsisterait pas moins dans l'imagination du peuple. (...) Les plus solides gaillards illustrés dans vingt combats s'éclipsaient devant lui. De Gaspé aux Montagnes Rocheuses et à la Californie, le nom de Montferrand résume trente années de luttes et de passes d'armes qui rappellent les exploits des chevaliers de la Table Ronde.» - Benjamin Sulte, «Jos Montferrand, 1883», dans Mélanges Historiques, vol. 12, Montréal, G. Ducharme, 1924.
Prisonniers dans l'église de Saint-Eustache, les Patriotes croyaient bien que leur dernière heure était venue. Les troupes du général Colborne les encerclaient et s'apprêtaient à donner l'assaut. Soudainement, la terre se mit à trembler et tous entendirent un lourd martèlement qui se rapprochait. Il s'agissait du légendaire Jos Montferrand venant à la rescousse de ses compatriotes.
N'étant pas armé, le colosse déracina un arbre afin de s'en servir comme d'un gourdin. Il dévasta en moins de deux les rangs de l'armée anglaise. On tenta vainement de l'abattre à coup de canon, mais Montferrand attrapait les boulets pour les relancer sur ses adversaires.
Cette victoire inespérée donna un second souffle au combat des Patriotes. Avec un tel champion à leur tête, ils eurent tôt fait de provoquer dans l'ensemble de la colonie la déroute de la plus puissante armée du monde. Londres dut finalement admettre sa défaite et, le 24 juillet 1840, naquit la République du Bas-Canada, avec à sa tête Louis-Joseph Papineau. Lors de son adresse inaugurale, le nouveau président rendit hommage au surhomme qui avait permis la victoire.
Jos Montferrand ne resta pas le seul héros sur lequel pouvaient compter les Canadiens. D'autres élus reçurent de la providence un don tout aussi singulier. Ainsi, des forêts toujours insoumises de l'arrière-pays émergea le Canotier, le plus valeureux des coureurs des bois. Chasseur prodigieux, il défendit plus d'un village contre les ravages de bêtes monstrueuses. Il devait son surnom à son extraordinaire habileté à conduire le canot, étant même capable de remonter une chute en deux coups d'aviron. Le Canotier n'allait jamais sans son compagnon fidèle, le guerrier indien Misti Tskinépick, c'est-à-dire Grande Couleuvre. La figure de ce reptile, tatouée sur sa poitrine, lui conférait une souplesse et une agilité inouïes, ainsi que le pouvoir de prendre la forme de cet animal.
Grâce à sa piété, Jos Montferrand sut délivrer de leur malédiction les bûcherons de la Chasse-Galerie, qui purent ainsi utiliser leur canot volant pour venir en aide à leurs concitoyens. Un autre homme fort redoutable, Louis Cyr, commença à faire connaître ses exploits dans les bas quartiers montréalais.
La présence de tous ces héros sauva Montréal de la catastrophe que faillit être le grand feu de 1852. En emplissant à fond ses poumons, Jos Montferrand pouvait souffler une telle bourrasque qu'elle éteignait chaque fois l'incendie sur un pâté de maison complet. L'équipage de la Chasse-Galerie allait remplir des seaux dans le Saint-Laurent pour ensuite les vider au-dessus du brasier. Alexis le Trotteur, arrivé de Charlevoix pour l'occasion, délivrait les pauvres gens prisonniers du sinistre en entrant et sortant des maisons avec une telle vitesse que les flammes n'avaient guère l'occasion de les brûler.
De tels actes étonnants foisonnent aujourd'hui dans le quotidien des Montréalais; chaque coin de rue de la ville recèle une merveille. Difficile de passer outre le canal Lachine, que Jos Montferrand creusa en une seule journée, ou le parlement bas-canadien qui, tant d'années plus tard, résonne toujours des discours enflammés de Papineau. Au détour d'un square, on rencontre parfois un amuseur public dont le violon enchanté fait danser les passants, qu'ils le veulent ou non. Et si, à l'heure du réveil, la croix du Mont-Royal semble avoir pris du travers, c'est que la nuit les gaillards de la Chasse-Galerie peinent parfois à éviter les obstacles après un verre ou deux.