"Le courage est le frère de l'admiration"

Platon

 

 

Le courage est-il le frère de l'admiration ? Assurément non ! répondra-t-on. Celle-ci est sœur de la contemplation ; elle habite la paix du cloître, le silence éternel des sommets et la lumière tamisée des bibliothèques ; celui-là est frère du combat ; il respire la sueur et la ferrugineuse odeur du sang, le bruit des fers qui s'entrechoquent, geignant leurs jaunes étincelles. A l'une le philosophe de Rembrandt qui médite assoupi sous la ronde régularité d'un escalier ; à l'autre la liberté de Delacroix, vociférant poitrine nue, entre cadavres et mousquets.

Difficile à première vue de trouver entre ces deux-là un autre lien que l'opposition... Platon se serait-il trompé ?

 

 

Oui sans doute, car une 'seconde vue' confirme la première et c'est la contrariété qui marque ce couple [ sinon la contradiction ]. Leurs objets sont différents car, si l'admiration vise le beau et donc le bien, le courage s'adresse à un péril, donc au mal. Est-il plus grande contrariété ?

Ils diffèrent tout autant en leur sujet qui est l'homme car c'est à deux sphères distinctes qu'ils appartiennent, principes de deux genres d'actes différents : le courage appartient à l'action ; à la contemplation l'admiration. Celle-ci est qualité du peintre, du philosophe ou du mystique, lors que celui-là est la vertu du guerrier.

Ad-mirer, c'est regarder vers... pour se perdre dans l'objet de sa vision, ou pour le faire sien. Le courage est au contraire ce qui me fait aller vers le péril pour le dépasser ou le détruire... le perdre ! Admirer me pousse à me fondre, le courage m'enjoint de dissoudre. Par le courage, je vaincs ; l'admiration, c'est elle qui me vainc.

Si l'admiration souffre d'une distance d'avecque l'objet contemplé, le courage me plonge dans un corps à corps avec le danger où il ne peut y avoir qu'un vainqueur. En celle-là, la distance recherche la fusion ; dans la proximité du combat, le courage me fait chercher la séparation radicale : la destruction du péril.

Deux objets ennemis, deux sphères d'actes distinctes, deux attitudes subjectives contraires, deux logiques opposées : nulle fraternité, nulle proportion entre le courage et l'admiration.

 

 

Peut-on continuer alors de dire avec Platon que "le courage est frère de l'admiration"? Si oui, comment?

 

 

C'est la considération de ce qui en la personne motive les actes courageux qui permet de comprendre, et donc d'accepter l'expression platonicienne. Une succincte phénoménologie du courage donc. On l'a déjà vu car cela confine à l'évidence, qui dit courage dit péril. Quelqu'un est donc face à un péril, que l'on choisira grand. Un enfant, la simple expérience, ramèneront aisément à deux les solutions : la fuite ou l'affrontement. Si l'on en reste là, il s'agit d'une description de mouvement qui serait adéquate pour tout vivant mobile plus développé qu'une paramécie. Assez spontanément cependant, on qualifiera de courageux celui qui risque l'affrontement, et de lâche celui qui fuit. Il y a dans la notion de courage la présence d'un jugement de valeur : un acte courageux est bon. Mais qu'est-ce qui fait que la solution la plus simple, celle, réflexe, de la paramécie, qui est de fuir, est abandonnée au profit de l'affrontement, surtout lorsque ce dernier a de grande chance de m'être néfaste, cas où l'on parlera très aisément de courage ?

Sans subtiliser, on peut dire que c'est le désir de sauver un bien particulièrement grand que menace ce danger, bien que l'affrontement seul et non la fuite pourra défendre : la justice, ou sa réputation par exemple. Si je veux défendre ce bien, et à la limite au mépris du bien immédiat qu'est ma vie, c'est en dernière analyse parce qu'il m'apparaît comme un grand bien, bref, parce qu'il suscite en moi pour lui l'admiration. Dans le cas où ce bien que je veux défendre est mon honneur, on peut peut-être même dire que je défends certes un bien digne d'admiration, mais que je vise en cela à susciter l'admiration d'autrui. A tout le moins, la défense d'un grand bien est un bien digne d'admiration, et la recherche de ce sentiment chez autrui peut être le mobile de mon acte.

En somme, on trouve du courage pour défendre ce que l'on admire, ou pour susciter l'admiration de qui l'on veut être admiré : le courage tout à la fois procède de l'admiration et engendre celle-ci.

 

On peut donc dire ici que, s'ils ne sont pas établis dans une relation de fraternité, courage et admiration sont au moins liés par une relation de génération mutuelle.

 

 

La fraternité suppose une parité dans la dépendance commune d'un troisième terme. Ce terme, ce père commun qui permettrait de fonder la fraternité du courage et de l'admiration : le bien. C'est lui que j'admire et c'est lui que je défends.

Nous dépassons ici l'opposition d'objet établie plus haut : Si le courage m'anime contre un mal, c'est dans la visée plus haute ou plus profonde du bien.

Si le courage appartient à l'action, il n'en procède pas moins de la contemplation du bien que vise à défendre son action. De même d'ailleurs la contemplation du bien me fera-t-elle descendre dans l'arène lorsque celui-ci y sera menacé : le philosophe se fait guerrier comme philosophe le guerrier, et Socrate sauve Alcibiade. Qui peut en définitive être courageux qui rien n'admire ? Et qui admire vraiment sans y trouver courage ?

Si dans l'admiration je regarde vers, dans le courage je regarde au delà : je ne vais contre que parce que, (ou par ce que), je vois plus loin : le bien que menace le péril. Et je vois au delà du péril que le fait même que j'y périsse serait encore le témoin admirable de ce que le péril ne pourrait atteindre que par ma couardise : la vertu, le bien. Si par le courage je veux vaincre et par l'admiration me laisser vaincre, c'est encore que je veux par le courage faire triompher ce qui a triomphé de moi.

Si l'admiration souffre de la distance qui me sépare du bien, le courage souffre de celle qu'introduirait entre le bien et moi ma lâcheté. Et si le courage me plonge dans l'immédiateté du danger, ce n'est pas que je doive y perdre toute distance : je serais alors vaincu et submergé par le péril, lors même que j'en serais vainqueur.

 

 

Ainsi se résorbe notre quadruple opposition, dans une convergence vers le bien. En celle-ci le courage est frère de l'admiration qu'il sert.

 

 

Bordeaux, 18 VI A.D. 1996,

frère Jean-Thomas Allouard o.p.

Retour en Page d'accueil - Back to main page