L'ALCIBIADE MAJEUR

 

Trad°., Introd°. et notes de P.-J. ABOUT

Hachette, coll. Opuscules Philosophiques

Cours donné à l'Institut S. Dominique

de Rome en 1992-93 redonné au Lycée

S. Michel de Château Gontier, en 1993-94

(Cours largement inspiré par celui donné en Sorbonne par M. J.-L. Chrétien en 91-92, lequel est même parfois cité)

C'est avec gratitude que je pense ici à Monsieur Chrétien,

Et avec une paisible nostalgie aux élèves qui m'ont subi!

A/ Notice biographique

Je me bornerai à rappeler quelques dates, la biographie de P.-J. About étant à la fois sérieuse et brève.

On place communément la naissance de Platon en 428-427 mais il y a là bien des incertitudes en raison de la fantaisie que mettaient les chronologistes anciens dans l'art de supputer les dates. Ce que l'on peut dire avec certitude, c'est que Platon est né dans les trois ou quatre premières années de la Guerre du Péloponnèse, aux alentours du temps où mourait Périclès, victime de la grande peste d'Athènes. La guerre du Péloponnèse a duré de 431 à 404 avant Jésus-Christ.

Platon était athénien et de la meilleure noblesse. C'est vers l’âge de 20 ans et peut-être avant qu'il commence d'approcher Socrate, lequel meurt en 399.

Il mourut âgé de 80 ans ou un peu plus.

 

B/ Introduction.

I. L'art du dialogue. (cf. Introduction de P.-J.A., 2c)

Platon est l'un des rares auteurs anciens dont tous les écrits nous soient parvenus. Or, à l'exception des Définitions et des treize Lettres, tous sont des dialogues ; et il ne semble pas qu'avant Platon le dialogue ait jamais été employé par un philosophe pour exprimer sa pensée. Ces dialogues sont en prose, contrairement aux comédies du temps. Leur trait essentiel : employer la méthode interrogative. C'est en effet qu'il "n'y a pas de recherche possible sans la dialectique, qui est l'art d'interroger et de répondre, l'art de conduire méthodiquement le dialogue, pour écarter, d'abord, des conceptions inconsistantes ou incomplètes, et pour atteindre, ensuite, la vérité".

II. L'Alcibiade.

C'est le dialogue de Platon le plus lu, le plus commenté et apprécié : par le Romain Cicéron et par le Juif Philon d'Alexandrie ; par le Père de l'Eglise Clément d'Alexandrie comme par le philosophe mystique néo-platonicien Plotin. Pourquoi pareil intérêt pour ce petit dialogue ?

Certes, comme tout dialogue de Platon, il manifeste une réflexion profonde... Mais pourquoi cette prédilection ? Ces auteurs, (mais aussi Jamblique, Proclus...), commentent l'Alcibiade non pas comme des doxographes, non comme des érudits, mais comme des disciples car c'est pour eux un texte philosophique fondamental. Dans les écoles néo-platoniciennes, il n'était pas rare (pour ne pas dire qu'il était de règle) que l'Alcibiade Majeur servît d'initiation à la philosophie, de propédeutique.

 

III. Le personnage d'Alcibiade.

Alcibiade est un personnage historique. Nous avons de nombreux documents sur lui, notamment sa "vie", rapportée par Plutarque Mais nous retrouvons aussi Alcibiade dans l'Histoire de la Guerre du Péloponnèse de Thucydide, et dans deux autres dialogues de Platon, Protagoras et Le Banquet.

Que peut-on dire, brièvement, de sa vie ? Homme politique et général athénien, il vécut entre 450 et 404 avant notre ère. Elève de Socrate, il dirigea le parti démocratique et poussa Athènes à s'allier avec Argos contre Sparte jusqu'à la défaite de Mantinéa en 418. Il organisa contre la Sicile une expédition militaire à visée expansionniste, laquelle se termina de façon désastreuse pour les Athéniens en 415. Il fut à la suite de cet échec exilé d'Athènes et passa au service de Sparte contre Athènes, mais, brouillé avec Sparte, accepta de devenir Stratège de la flotte athénienne de Samos et remporta sur les spartiates deux grandes victoires en 410 et 411. Mais les défaites suivantes lui furent imputées et il dut s'exiler encore. C'est dans cet exil qu'il fut assassiné, sans doute par des adversaires politiques. Chef de valeur, grand stratège, il fut cependant tour à tour ami et ennemi de sa Cité.

Le dialogue prend Alcibiade en un moment déterminant de sa vie : il est jeune, (moins de vingt ans), mais il décide de sa vie à venir : il va jouer un rôle dans la Cité, il va entrer dans l'histoire. C'est la fin de la vie privée de ce jeune homme et un moment critique de discernement.

 

IV. Pourquoi et comment lire l'Alcibiade ?

Alcibiade est écrit par Platon ; comme tel, il réclame du lecteur les mêmes dispositions que tout autre texte du disciple de Socrate. Quelques remarques s'imposent :

Platon a donné à ses textes une évidente beauté littéraire : la beauté de l'expression s'allie à un art dramatique consommé. Chacun des personnages a, le plus souvent du moins, son attitude et sa façon de parler, bref, une individualité qui est plus dense qu'une simple différence ou opposition d'opinions. La familiarité du tour s'y harmonise sans peine avec cette subtile rigueur du raisonnement, et aussi avec l'élévation du ton. Tragique, ironie, comédie... Platon est un grand écrivain. Il convient donc d'être à la fois humble et prudent. Humble, car ce grand écrivain est aussi un grand philosophe ; prudent, parce que la beauté du style, malgré les inévitables altérations de la traduction, peut nous faire passer à côté d'un argument, d'une 'cheville', et oublier ou nier ainsi la rigueur du raisonnement. Il nous faudra donc nous attacher au texte avec une scrupuleuse fidélité et une grande attention.

Je souligne autre chose : Platon n'est pas né dans les années '70 de ce siècle. Il n'a pas connu ni Jésus-Christ, ni Descartes, ni Freud. Il ignorait le fax et Internet et ne se souciait guère d'aller sur la lune. Il ne faut pas l'oublier en le lisant : sa culture est autre. Plonge-t-on pour autant dans un autre monde ? Certes, en regard de certains aspects : la foi en l'égalité de tous les hommes rachetés par le Christ, en la dignité de l'homme créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, n'avait pas encore, pour d'évidentes raisons, modelé la société grecque... Cette même croyance en l'égale dignité des personnes alliée à la dévotion envers Marie de Nazareth reconnue Mère de Dieu par les Chrétiens n'avait pas fait sortir les femmes du gynécée, et elles sont absentes de la culture, si l'on ne prend pas en compte les deux remarquables exceptions que sont Antigone, et Diotime par laquelle est révélée dans Le Banquet la vraie nature de l'Amour. Mais si cette culture est autre, elle n'est pas étrangère, comme nos parents sont autres que nous sans nous être étrangers. Nous sommes, plus encore que dans une autre culture, aux racines, aux sources de notre culture. Non que toutes soient là, le judaïsme et le christianisme en sont deux essentielles, mais parce que c'est la Grèce dont hérite Platon, la Grèce de Périclès et du "miracle grec", qui, assimilée par Rome, fonde l'essentiel de notre culture profane. Soyons donc attentifs à entrer dans l'Alcibiade, à ne pas le lire et l'étudier de façon trop extérieure, comme en entomologie nous étudierions un criquet. Cette attitude est celle qui est requise d'un honnête homme qui ne veut pas fausser le point de vue, qui veut éviter toute erreur de parallaxe et qui craint de trahir en étant superficiel.

Mais je vais plus loin et dis que ce n'est pas assez de lire ce dialogue 'en honnête homme', car on peut être fort honnête homme et lire ce livre comme un parmi d'autres livres, ou comme un dialogue de Platon parmi d'autres du même auteur. A mon sens il nous faut aller plus loin, et c'est à cela que je vous invite. C'est que ce dialogue touche un point précis qui ne peut nous laisser indifférents : notre identité propre. En fait, son sujet est : "Qu'est-ce qui fait être soi-même ?" C'est là pour Socrate et pour Platon le point de départ de la philosophie. C'est le "Connais-toi toi-même", le "Gnwti seauton" inscrit au sanctuaire d'Apollon à Delphes. En effet, l'ignorance de soi est une ignorance qui s'ignore, la pire donc. Pallier cette ignorance est principe et condition de la philosophie.

La perspective augustinienne du "Connais-toi toi-même" peut enrichir notre travail. Je cite Gilson :

" La philosophie fut immédiatement et demeura pour saint Augustin autre chose que la recherche spéculative d'une connaissance désintéressée de la nature ; ce qui l’inquiète surtout, c'est le problème de sa destinée ; chercher à se connaître, pour savoir ce qu'il faut faire afin de mieux être et, si possible, afin de bien être, voilà pour lui toute la question. [...] "Nosce te ipsum", pourquoi ce précepte ? Afin que, sachant ce qu'elle est, l'âme vive en accord avec sa vraie nature, c'est-à-dire, afin qu'elle se mette à la place qui lui convient [...] : Au-dessous de Dieu, au-dessus des corps : sub illo a quo regi debet, supra ea quæ regere debet "

Mais en plus de cet aspect, et le renforçant singulièrement dans son intérêt pour nous, il y a ce fait que relève Proclus dans son Commentaire de L'Alcibiade :

" Chacun de nous et chacun des hommes, l'un plus clairement, l'autre plus obscurément, est en proie aux mêmes passions que le fils de Clinias ".

Il faut donc lire ce dialogue comme une manière d'apprendre à nous connaître nous-même selon l'expression de Proclus. Et cet apprentissage commence par la conscience de notre ignorance. Lire Alcibiade philosophiquement, c'est le lire en se disant : "C'est à ton sujet que la fable est racontée". Chacun de nous est Alcibiade. Le dialogue est une interrogation sur la connaissance de soi et par là même une invitation à reconnaître notre ignorance et à en sortir. En somme, lire, étudier ce dialogue philosophiquement, c'est accomplir sur soi-même un travail philosophique.

Remarque personnelle :

Je prends la liberté de vous ouvrir ici mon cœur et de vous dévoiler mes plans. Si j'ai choisi d'étudier en votre compagnie l'Alcibiade, c'est en espérant que cela sera fructueux pour chacun de nous. Je voudrais que celui qui laissera ce livre après l'avoir lu (et relu, car la philosophie commence à la deuxième lecture), que celui qui l'aura lu donc, soit autre que celui qui le découvrit. Je voudrais que ce travail que nous allons faire ensemble, préparé par votre lecture personnelle et vos interrogations, change quelque chose en votre vie. Je souhaite que cette étude commune, en classe, et chez vous en compagnie de Socrate, ouvre à votre intelligence d'autres espaces où s'exercer, découvre à votre désir d'autres sommets à gravir, révèle en votre cœur d'autres profondeurs, une autre largeur !

J'aurais manqué mon œuvre si ce travail vous laissait inchangés. Je serais heureux si, même secrètement, chacun d'entre vous était, après sa rencontre avec Socrate, un peu plus homme, plus mûr et plus près d'être heureux ; car je pense avec saint Augustin que " Nulla est homini causa philosophandi nisi ut beatus sit ", que l'homme ne philosophe que pour être heureux.

 

V. Le dialogue de L'Alcibiade.

On retrouve Alcibiade dans deux autres dialogues de Platon : dans le Protagoras, et dans Le Banquet. Protagoras traite des sophistes mais aussi de la vertu ; Le Banquet, lui, de l'amour. Socrate est présent dans les deux mais jamais il ne discute avec Alcibiade :

~ dans Protagoras en effet, Alcibiade ne prend pas part au dialogue mais intervient seulement pour défendre Socrate contre Protagoras en ce qui concerne les règles mêmes du dialogue, de la discussion ; on y découvre pourtant sans peine une grande complicité entre Socrate et lui.

~ dans Le Banquet, chacun des convives prononce un discours élogieux sur l'Amour ; quand vient son tour, Socrate ne fait pas un discours propre mais rapporte ce qu'il a appris de la prêtresse Diotime sur la nature de l'Amour. Le Banquet semble se terminer là quand surgit Alcibiade, totalement ivre, ce qui contraste avec l'assemblée dont le mot d'ordre était ce soir la sobriété. Alcibiade n'est plus lui-même ; il est proprement hors de lui et ne se maîtrise pas... et il se met à faire l'éloge, non de l'Amour, ainsi que les convives le lui ont demandé puisque tel était le propos de leur réunion, mais de Socrate, le décrivant avec les mêmes termes que celui-ci avait employés pour décrire Eros !

Dans ces deux dialogues donc, Socrate et Alcibiade ne parlent pas ensemble.

C'est tout le contraire ici puisqu'ils sont les seuls interlocuteurs de notre dialogue.

 

C/ Sur l'Alcibiade.

Son objet est la connaissance de soi ou encore ce qui fait être soi-même.

Dans un dialogue philosophique, il convient d'être très attentif au début et à la fin : cela donne la lumière dans laquelle il faut lire le tout. Or, le début et la fin de L'Alcibiade appartiennent à la dimension amoureuse : il y a une dimension érotique du dialogue.

Un thème commun au début et à la fin du dialogue : suivre / poursuivre. Au début, Alcibiade est poursuivi, importuné par Socrate ; à la fin, Socrate est suivi par Alcibiade : " tu seras suivi, tel un enfant, par moi". La pédagogie est l'art de conduire. Le pédagogue est à l'origine celui qui accompagne l'enfant, qui le conduit en le tenant par la main : ce n'est pas un enseignant. Or il y a un renversement entre le début et la fin du dialogue. Pourtant, contrairement au Banquet où Alcibiade fait une entrée fracassante, il n'y a dans l’Alcibiade aucun événement extérieur au dialogue. Il ne se passe rien d'apparent et pourtant, à la fin quelque chose s'est produit. Dans un autre dialogue de Platon, Ménon qui donne son nom au dialogue reste insensible à la discussion ; il discute avec Socrate mais reste le même, verrouillé, et ne change pas [ce que, jeu de mots platonicien, nous indique déjà le mot 'ménon']. Ici en revanche, il a une PÉRIPÉTIE c'est-à-dire le renversement d'une situation en son contraire. Alcibiade porte sur la connaissance de soi ; mais il ne s'agit pas d'une introspection solitaire : la dimension démonique et érotique du dialogue se fonde sur une RENCONTRE de deux personnes au sein même du dialogue. Mais cette rencontre ne peut s'effectuer sans la présence d'un troisième terme ; elle ne se suffit pas à elle-même. Le dialogue s'ouvre par une première parole échangée qui n'est pourtant pas synonyme de première rencontre ! Cette parole a par le fait même une dimension solennelle : elle rompt le silence, un silence qui n'est pas purement factuel mais est le résultat de l'interdiction du daïmon de Socrate. Rompre est chose grave et Socrate doit en rendre compte :

~ 1ère phrase : Socrate est le premier et le dernier à aimer Alcibiade.

~ 2ème phrase : Socrate ne parle pas de lui directement mais de son silence dont l'origine n'est pas humaine ; or le démonique excède l'humain.

Ce silence a un côté positif et un côté négatif :

~ négatif : il est absence de parole, privation, non-être ; le passage du silence à la parole est un passage du non-être à l'être.

~ positif : mais ce silence était déjà une relation et non une absence totale ; c'est un silence éloquent.

Alcibiade en demande raison, et la raison de ce silence est une cause positive : l'intervention démonique. C'est un silence imprégné de sens ; et ce silence, causant l'étonnement d'Alcibiade et engendrant, dans sa rupture, le dialogue, est fécond ! Ce silence est d'origine démonique ; la parole sera humaine. Ce silence qui apparaissait comme une privation est supérieur à l'éventuelle parole qui eût été prématurée. [cf. plus loin le thème du kaïros]

La péripétie repose tout entière sur la "minuscule faveur" (106b) qu'Alcibiade accorde à Socrate ; cela va pourtant changer la vie et le projet d'Alcibiade, et l'état de Socrate aussi.

 

Dimension érotique du dialogue :

L'objet de L'Alcibiade est la réponse à cette question : Qu'est-ce que l'on aime quand on dit : 'je t'aime' ?

Nombreux ont été les amoureux d'Alcibiade, mais Socrate montre qu'il est le seul véritable amoureux, le premier et le dernier, le seul qui aime Alcibiade lui-même et non ses biens, le seul qui aime ce qui fait qu'Alcibiade est ce qu'il est : son âme.

Péripétie : un amour unilatéral devient amour partagé. Ce qui produit ce changement ? Une méditation commune sur ce qu'il en est de parler : Qui parle ? Qui s'adresse à qui ? Quelle est la responsabilité de celui qui parle ?

Ce qui est dit est très important certes, mais ce qui dit l'est au moins autant ["ce qui dit" plutôt que "celui qui dit" parce que la question philosophique essentielle est moins "Qui ?" que "Qu'est ce que ?"]. Qu'est donc ce "qui" qui parle ? Telle est la question, et elle nous ramène au "Connais-toi toi-même". Pas d'abord en un sens introspectif, mais au sens où l'on dirait : Connais d'abord ce qu'il y a d'humain en toi ! Qu'est-ce qui fonde le 'soi-même' ? Ce dialogue rapporte comment l’éros silencieux non-partagé de Socrate devient éros partagé par la médiation du dialogue.

 

Mais l'on peut aussi lire tout le dialogue comme un changement de tutelle. Le nom propre de la personne, qui dit ce qu'elle est, est connu par sa généalogie, par sa filiation biologique ou juridique (Alcibiade, fils de Clinias et de Dinomachè, fils adoptif de Périclès...) : la question de l'identité a toujours rapport à autrui ; mon identité se joue toujours par rapport aux autres identités. Or, ici, Alcibiade est orphelin de père et a un tuteur (104b), Périclès, le meilleur des hommes politiques athéniens. Mais celui-ci n'a pas conduit Alcibiade à être un homme accompli : la valeur ne s'enseigne pas. Alcibiade n'a pas acquis la compétence nécessaire pour ce qu'il veut entreprendre. Or Socrate a pour tuteur, non pas un homme comme Alcibiade, mais un dieu. Il peut donc avoir, lui, grande confiance en son tuteur, et dire, sans que ce soit de l'orgueil, à Alcibiade : " Il se révèle à toi à travers moi ". Alcibiade doit passer sous la tutelle du daïmon (cf. 135b : " Il est meilleur pour un homme d'obéir à ce qui a plus de valeur que soi " (le daimwn).) ; pour cela, Socrate lui est nécessaire et devient, en fin de dialogue, son vrai tuteur. Dans la dépendance où il est, Alcibiade est lié à Socrate ; il y a donc une relation d'homme à homme qui existe (le lien d'Alcibiade à Socrate), et une relation d'homme à dieu qui doit advenir (le lien d'Alcibiade au démon, au divin). Or le second n'est possible que par le premier. C'est par Socrate qu'Alcibiade accède au divin. Socrate n'est pas un maître mais un intermédiaire ; il est la seule médiation possible pour Alcibiade. Comment ? par le dialogue. Alcibiade peut ainsi faire une conversion sur soi ; s'interrogeant sur soi, il découvre le divin. Socrate est ici un intermédiaire entre Alcibiade et ce qui le dépasse Û Socrate est lui-même un homme démonique. L'analogie est nette entre le rôle de Socrate et celui d'un daimwn :

[On voit que Socrate tient la place d'un daïmon, la différence résidant dans le fait que Socrate et Alcibiade appartiennent tous deux au même ordre : Socrate n'excède pas l'humain, un daïmon, si]. L'analogie peut s'exprimer ainsi :

Ce qu'un daïmon est pour les hommes par rapport au divin, Socrate l'est pour Alcibiade par rapport à son daïmon.

Il est intéressant de voir à ce propos le parallèle établi dans Le Banquet entre Socrate et Eros : ce que Socrate a dit du dieu Amour, (lequel est "méga daïmon", un grand démon, 202de), Alcibiade le dit de Socrate ! Dans Le Banquet, le démonique est décrit à partir de l'érotique : c'est par le désir qu'Eros conduit l'inférieur jusqu'au supérieur. Comme Amour est intermédiaire entre l'objet (l'aimé) et l'amant, de même le démon est intermédiaire entre Dieu et l'homme. "Socrate, dit Proclus dans son Commentaire, est à la fois érotique et démonique". On voit dès lors que c'est par l'amour que Socrate peut tenir un rôle démonique pour Alcibiade.

Mais on peut encore souligner la thématique temporelle du dialogue.

 

Dimension temporelle.

Tout le dialogue se tend entre un avant silencieux de plusieurs années ("durant tant d'années" 103a) et un après ("à partir d'aujourd'hui") redoutable ("que j'aimerais... je tremble" 135e). Et cet 'à présent' dans lequel s'accomplit le dialogue est le présent du bon moment. Le moment adéquat, pour Socrate de parler, pour Alcibiade d'écouter. "Maintenant..." (103b). C'est qu'il ne suffit pas de savoir faire ; il faut encore savoir quand, quel est le moment opportun. Le temps est une détermination essentielle de la compétence : c'est le kaïros, le bon moment. Le dialogue se tend aussi entre l'état présent d'Alcibiade et les aspirations qu'il nourrit pour son avenir. Enfin, cet 'à présent' du dialogue nous ouvre au souci de l'essentiel (l'âme) dans la totalité du temps (cf. Phédon). Être homme signifie n'être pas tout de suite ce que nous sommes. Nous nous construisons ; mais notre action présente a valeur d'éternité : nous faisons de nous-mêmes à présent ce que nous serons pour toujours. La païdeia (culture/éducation) nous ouvre à l'au-delà du temps : nous l'emportons avec nous au-delà de la vie sensible (cf. Phédon 67b). Il y a une inscription du temps dans l'éternité.

Note : Cette dimension temporelle du dialogue invite à le rapprocher de la tragédie grecque. Celle-ci est définie par Aristote une "mimésis spoudaia kai téléia" : une imitation achevée (téléia) traitant de choses élevées (spoudaia). Cette mimésis se tend entre un avant et un après. Notre dialogue partage avec la tragédie cette tension entre l'avant et l'après, et il a trait lui aussi à des choses nobles, essentielles : la connaissance de soi, la nature de l'homme, le gouvernement de sa vie, la justice... Mais à la différence de la tragédie, il n'est pas téléion... Il s'ouvre en effet sur un futur indéterminé : ce qu'Alcibiade fera de sa vie, on ne peut le savoir, même si la crainte prémonitoire de Socrate peut éveiller nos soupçons et notre inquiétude.

 

Le désir et l’ambition.

L’orgueil d’Alcibiade est évoqué, mais non pas par rapport à d’autres attitudes (vertueuses) qui le condamneraient : Alcibiade est certes déréglé, mais il n’est pas seul à l’être. Pourtant, son orgueil est supérieur à celui de ses amoureux. On considère cet orgueil dans son aspect de comportement concret : " Tes ressources… " A commencer par le corps pour finir par l’âme… On voit sur quoi repose cet orgueil. Mais ce qui caractérise Alcibiade, c’est qu’il n’a besoin de personne. Sa richesse se distingue par le fait qu’il ne manque de rien : dans la perspective platonicienne, c’est le plus grand des dénuements. Péguy parle d’un " manque du manque "… Alcibiade est, en fait, du point de vue de son être, sans désir. Il peut bien désirer une haute fonction politique… ayant toutes les qualités, il ne peut désirer être plus, être mieux. Alcibiade croit se suffire à lui-même : Socrate se propose de lui montrer que cette absence de besoin est illusoire. Alcibiade croit avoir beaucoup d’ambition : Socrate va lui montrer que la véritable ambition, celle qui vaut la peine, c’est l’amour de la sagesse, la philosophie, la volonté de se connaître soi-même.

Platon nous propose par suite la distinction Grec/Barbare à propos du pouvoir. Il décrit en effet abondamment la pléonexie ou fait de vouloir toujours davantage è l’infini s’empare du désir : c’est la démesure absolue et la marque même de son dérèglement. Voir la vie de Pyrrhus par Plutarque : l’objet du désir de Pyrrhus, c’est l’activité même de la conquête et non la possession ; l’objet secret du désir est l’activité même de poursuite. Voir Pascal : " On aime mieux la chasse que la prise ", " rien ne nous plaît que le combat mais non pas la victoire " (Pensées, nn° 135, 139, 142, Ed. Brunschvicg). La chose étant saisie, on est déçu. L’activité de Pyrrhus l’empêche de penser à lui-même (divertissement au sens pascalien). Le désir, indéfini, infini, est un dérèglement accidentel. Est-il alors une caricature du désir de l’infini ?

Alcibiade est semblable à Pyrrhus. Dans son désir indéfini (toujours plus), Alcibiade nous manifeste le lien désir-temps. Voir aussi Pascal : l’homme est incapable de vivre au présent (cf. p.ex. Pensée n° 172). Les Stoïciens voulaient " vivre au présent "… Cela suppose-t-il l’abolition du désir ?… " Abolition du désir ? Vœu absurde, car vivre c’est désirer " écrit pourtant Gustave Thibon.

Infinitude du désir, ou désir de l’infini ? Désir haletant vers le futur, ou désir soupirant vers l’éternité ? Pour vivre au présent, c'est-à-dire cesser de subir cette tyrannie d’un désir infini, il serait vain de chercher à abolir le désir. Reste donc à tenter de le rectifier : Plutôt que de désirer indéfiniment, désirer l’infini que, certes, on ne possédera pas dès demain mais qui apaise le feu de la pléonexie et laisse place au baume de l’espérance.

Matilda DogPile
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