La Tolérance
Saint-Palais sur Mer 1996 ~ La Sauque. 1997
I. Introduction
[Pagnol : César pp. 106-109]
[ On parle de Marius : ]
CÉSARIOT
: C'est à dire que, s'il n'est pas revenu, c'est parce qu'il est en prison ?
CÉSAR
: Non, non. Il n'en est pas passé bien loin, mais il a manqué la porte d'entrée. Alors moi, un jour, je lui ai dit : "Ou tu vas quitter cette femme, ou tu ne remettras plus les pieds chez moi." Ça se passait ici, un soir. Au mois de février. Il m'a répondu sans respect... Et même grossièrement.
CÉSARIOT
: Il t'a injurié ?
CÉSAR
: Pire que ça. Il m'a dit : "Je te croyais plus tolérant."
CÉSARIOT
: Et alors ?
CÉSAR
: Alors, tu penses !
CÉSARIOT
(étonné) : Non, je ne pense pas du tout.
CÉSAR
: Comment : "Tolérant" ? Maison de Tolérance, voyons ! Tolérant ! Moi, tolérant ! ( il prend une colère subite, comme si Marius était encore devant lui.) Et c'est à ton père que tu dis ça ? Espèce de petit saligaud ! Fais bien attention, Marius ! Tu as fait ton service, je n'ai plus le droit de te frapper. Mais si j'avais dit ça à mon père, il m'aurait tout de suite jeté dans la rue ; tandis que moi, je te dis : "Fous-le-camp".
CÉSARIOT
: La différence n'est pas grande. Et puis, tolérant...
CÉSAR
: Si j'avais dit "tolérant" à mon père, il m'aurait peut-être tué...
CÉSARIOT
(très calme) : Alors ton père était aussi bête que toi. S'il était capable, comme toi, de chasser son fils d'une façon aussi stupide, ton père était un idiot.
CÉSAR
(il hurle) : Oh ! Comment ?
CÉSARIOT
: Ecoute, ne crie pas comme ça, tu vas avoir une attaque. Nous sommes en train de nous donner des explications ; pour trouver et donner des raisons claires et précises, il faut du silence et du bon sens. Si tu consens à parler sur un diapason normal, et comme une personne humaine, je te dirai des choses importantes.
CÉSAR
(d'une voix qui fait trembler les verres) : Tu essaies d'abuser de ma faiblesse !
CÉSARIOT
: Ta faiblesse, en effet, fait peine à voir. Ecoute-moi ! Tolérant !...
CÉSAR
: Toi aussi ?
CÉSARIOT
: Tolérant, ça veut dire large d'esprit, plein d'indulgence, plein de bienveillance pour les fautes des autres.
CÉSAR
(inquiet) : Allons donc. Je connais la langue française.
CÉSARIOT
: MAL. Tu la connais mal.
CÉSAR
: Oui, toi, tu es allé à l'école jusqu'à vingt ans. Moi, à dix ans, je rinçais des verres.
CÉSARIOT
: Je le sais, et je n'ai pas du tout la pensée de te reprocher ton manque d'instruction. Mais je le constate. Je t'apprends donc ceci : Ton fils Marius t'a dit qu'il te croyait plus tolérant, c'est à dire qu'il te croyait plein d'indulgence et de bonté. Là-dessus tu l'as mis à la porte pour toujours. Ça me paraît le comble de la stupidité.
- Status Quæstionis
Le texte que nous venons de lire suffit à l'indiquer, le mot de tolérance est équivoque, ambigu... pour tout dire : piégé. Le mot est piégé, et la réalité difficile à cerner... Quant à ce qu'il faut penser de la tolérance... comment ne pas se perdre dans la variété des appréciations. Le mot est en effet prisé par certains comme désignant une grande vertu... Son étymologie et un long emploi lui laissent pourtant un goût de condescendance ou de contrainte, de nécessité subie : on tolère ce que l'on est bien forcé de supporter... et la maison de tolérance récupère le mot pour elle, et Claudel lui-même l'associe à la prostitution... Bref, exaltée ou raillée, la tolérance ne fait pas l'unanimité... Du moins lorsque l'on est entre amis. Car sur la place publique, dans l'enseignement, les discours politiques ou... la catéchèse et les sermons, il n'est pas question d'égratigner la tolérance... elle semble bien être l'idéologie du moment, et comme on a entendu jadis proclamer "Pas de liberté pour les ennemis de la liberté !", on peut penser qu'aujourd'hui le mot d'ordre soit quelque chose comme : "Pas de tolérance pour ceux qui doutent... de la tolérance !". Paradoxe ? : La tolérance est un principe universel que nul ne peut remettre en question... et il est donc intolérable que l'on discute de la tolérance... Le principe semble se détruire lui-même... Intolérante tolérance ? Intolérable intolérance !
On ne peut pourtant seulement s'insurger contre cette dictature de la tolérance qui paralyse le langage, la pensée, et le bon sens... A laisser la tolérance à ceux qui l'idolâtrent, à rejeter cette notion avec ses abus, on risque bien de 'jeter le bébé avec l'eau du bain'... Et si nous tâchions plutôt, avec la grâce de Dieu, de séparer l'ivraie du bon grain dans le champ de la tolérance ? Car si la question se pose de la tolérance, de sa définition, et de sa valeur, ce n'est pas seulement parce que l'on abuse d'elle... C'est aussi parce qu'il y a des problèmes d'intolérance ; et l'on saisit vite que s'il n'est pas certain que la tolérance soit une vertu, il l'est que l'intolérance n'en est pas une et peut même être un vice.
Ce qui précède pourrait nous convaincre, s'il était besoin, de l'intérêt de notre réflexion sur la tolérance pour tâcher de la définir ; mais il est autre chose qui nous pousse à cela : admettons en effet un instant avec notre époque et ses gourous que la tolérance soit une valeur... Ce qui est évident, c'est qu'elle n'est pas facile à incarner : que ce soit dans mes actes quotidiens, ou dans la politique internationale et les rapports entre cultures, la tolérance est plus souvent un idéal qu'une pratique assurée. Freud ne disait-il pas : " Je me suis toujours fixé comme principe d'être tolérant et de n'exercer aucune autorité ; mais dans la réalité, cela ne marche pas". Peut-être une clarification de la notion favorisera-t-elle la mise en pratique, l'incarnation de l'idéal correspondant. De plus, la tolérance relève à l'évidence du rapport à autrui ; elle est même un certain rapport à autrui... Elle me concerne donc en tant que je suis homme s'il est vrai que l'homme est un animal politique ( = social ) selon la définition d'Aristote... Et plus encore si je suis chrétien car pour le chrétien, autrui n'a d'autre nom que "le prochain".
Je vous propose donc de tenter d'établir une définition de la tolérance ; pour ce faire, il m'a semblé bon de collecter différentes définitions et d'étudier aussi quelles sont les causes, les motivations possibles de la tolérance, ainsi que de son contraire, car je crois utile à la connaissance d'une chose celle de son contraire.
Mais voici d'abord quelques définitions que je dois à la collaboration cordiale de trois excellents amis : Messieurs Lalande, Littré et Robert, auteurs de dictionnaires de leur état. J'ai réparti les plus importantes des définitions qu'ils offrent de notre mot en trois rubriques signalant trois sens principaux, même si l'unité des définitions sous une rubrique peut être contestable ainsi que vous l'allez voir.
1/ "Condescendance, indulgence pour ce qu'on ne peut pas ou ne veut pas empêcher." Littré
"Le fait de tolérer, de ne pas interdire ou exiger, alors qu'on le pourrait ; liberté qui résulte de cette abstention : ce n'est pas un droit, c'est une tolérance." Robert
"Manière d'agir d'une personne qui supporte sans protestation une atteinte habituelle à ses droits stricts, alors qu'elle pourrait la réprimer." Lalande
On retrouve assez bien dans cette première 'salve' de définitions, auxquelles on pourrait ajouter l'usage médical du mot ("faculté qu'ont les malades de supporter certains remèdes" Littré), l'étymologie du mot. Tolérer, en latin tolerare, signifie en effet à l'origine porter, supporter (un poids, un fardeau), endurer (le froid), tenir bon, persister.
2/ "Attitude qui consiste à admettre chez autrui une manière de penser ou d'agir différente de celle qu'on adopte soi-même (v. compréhension, indulgence)." Robert
"Disposition de ceux qui supportent patiemment des opinions opposées aux leurs." Littré
3/ "Au point de vue philosophique, admission du principe qui oblige à ne pas persécuter ceux qui ne pensent pas comme nous en matière de religion." Littré
"Disposition d'esprit, ou règle de conduite, consistant à laisser à chacun la liberté d'exprimer ses opinions, alors même qu'on ne les partage pas." Lalande
Synthétisés, ces trois lots de définitions pourraient nous donner les trois sens suivants du mot tolérance :
1. Attitude d'une autorité qui ferme les yeux sur ce qu'elle pourrait/devrait réprimer.
2. Compréhension, patience ou indifférence vis-à-vis des opinions d'autrui et par suite vis-à-vis d'autrui lui-même.
3. Principe adopté qu'il convient d'agir comme en 2.
III. Les tolérances et leurs sources
Même ainsi resserrée pourtant, l'extension du mot reste très large et permet bien des ambiguïtés : il y a loin d'une simple attitude de patience résultant d'un tempérament flegmatique, au principe par lequel je veux être patient ; et ce n'est pas la même chose que d'être compréhensif et d'être indifférent. Il m'a donc paru utile autant qu'intéressant de chercher à connaître les attitudes subjectives profondes qui peuvent motiver des discours ou des actes que l'on pourra dire tolérants parce que le résultat matériel en sera le même (absence d'agression...) mais qui pourront différer grandement dans leur source. En somme : quelqu'un se dit tolérant et/ou fait montre d'une attitude tolérante ; qu'y a-t-il derrière sa tolérance ? Par quoi est-elle sous-tendue ? Quelle est l'intention ou la forme d'esprit qui la fonde ?
Si je vous propose cette démarche, ce n'est nullement pour instiller le soupçon envers toute attitude ou discours tolérant mais c'est bien plutôt pour sauver la tolérance de l'inflation prodigieuse du discours qui l'entoure. Ce discours envahissant qui finit par faire d'elle un instrument idéologique nous empêche d'avoir un regard objectif sur la tolérance, et par conséquent sur les problèmes d'intolérance. Il me paraît bon de reprendre contact avec la réalité, par delà les mots, fût-ce grâce à une psychologie des profondeurs de la tolérance.
Tâchons donc de voir ce qui se cache derrière la tolérance et plus exactement derrière les attitudes tolérantes, ou, plus positivement, de quoi peuvent s'inspirer les différentes attitudes communément désignées comme tolérantes.
Je distinguerais volontiers sept motivations possibles, dont il convient de préciser qu'elles ne sont pas incompatibles et peuvent, sous des rapports ou à des degrés différents, coexister dans la même personne. Prises absolument, elles engendrent cependant plusieurs espèces de tolérance que l'on n'appréciera pas également... J'ai divisé ces racines en deux groupes, l'un de cinq, l'autre de deux. Honneur aux plus nombreux, voici les cinq premières : le scepticisme, l'envie, l'indifférence, le calcul et la crainte.
1/ Le scepticisme peut motiver la tolérance de la façon suivante : Pour le sceptique, rien n'est sûr, nulle connaissance n'est certaine, il n'est pas de certitude possible... Pourquoi donc s'irriter d'une quelconque opinion, aussi absurde fût-elle : je ne sais si elle est fausse ni vraie et je ne puis le savoir... "Ecoutons poliment ce monsieur, cela fait passer le temps... sa conviction est amusante et même émouvante... mais ce ne sont que des mots et le contraire peut être aussi bien soutenu... Tiens ?! Le repas est sonné ; voilà qui est plus intéressant que ces idées... De quoi parlait-il déjà ? Ah oui : de la dignité de la personne humaine et de son mépris par le nazisme... Bof ! Qu'en sait-il ?..." Et ainsi notre sceptique passa-t-il à table.
A noter cependant que le sceptique peut-être convaincu de son scepticisme et se montrer très intolérant non envers vos idées, mais envers le fait même que vous osiez en avoir !
2/ L'envie. C'est Freud qui m'a aidé à penser à cela, aidé de Françoise Coblence . Mais en quoi, me direz-vous, l'envie peut-elle engendrer la tolérance ? Eh bien ! voyons cela ensemble avec les textes mêmes de Freud. Il semble en effet que la formation en foule doive être génératrice de tolérance par le simple fait qu'elle limite le narcissisme et que c'est ce dernier qui est cause de l'intolérance. Si en effet l'intolérance est bien "l'expression d'un narcissisme qui aspire à s'affirmer soi-même et se comporte comme si l'existence d'un écart par rapport aux formations individuelles qu'il a développées entraînait une critique de ces dernières et une mise en demeure de les remanier" et si, "étayée sur le narcissisme et constamment alimentée par lui, mais renvoyant, plus profondément, à l'état de détresse infantile, l'intolérance ramène l'étranger à l'hostile", on pourrait attendre que la formation en foule soit de soi générative de tolérance. Eh bien non ! La foule engendre en effet des frustrations par la nécessaire uniformité des membres qu'elle suppose, et par leur dépendance mutuelle. " Freud insiste donc sur le danger de la " misère psychologique de la masse ", et sur les frustrations qui en résultent. La frustration fait apparaître la tolérance comme une simple compensation, une formation réactionnelle à l'hostilité qui répète ou reprend les attitudes de la petite enfance individuelle, de la nurserie ou de la salle de classe : "Si tant est qu'on ne peut soi-même être privilégié, qu'au moins aucun de tous les autres ne le soit." Ne pouvant dominer l'autre, on en sera réduit à le tolérer, " tolérance " qui exclut l'altérité et se fonde dans une reconnaissance en miroir". En somme, on ne tolérera l'autre que fondu dans la masse, comme on l'est soi-même. Il y a donc bien une tolérance de l'individu en groupe, mais elle n'est pas celle qui procède de la suppression des réflexes d'intolérance, elle en procède plutôt...
3/ L'indifférence. Elle peut engendrer la tolérance selon ce mot de Lord Henry à Dorian Gray: "One can always be kind to people about one cares nothing". Elle peut être de diverses sortes... Il y a d'abord l'indifférence commune, celle qui cherche la tranquillité du quotidien et qui dira par exemple que "toutes les opinions sont respectables", ce qui d'ailleurs la dispense de vérifier les siennes propres. Elle coïncidera souvent avec une grande mollesse intellectuelle et un grand égoïsme ; j'en ai trouvé l'illustration sobre et mordante dans les lignes suivantes extraites de l'Exégèse des lieux communs de Léon Bloy, précisément lorsqu'il évoque celui-ci :
" Toutes les opinions sont respectables
- Pourvu qu'elles soient sincères, ajouta finement le marchand de poisson.
- Bien entendu, reprit avec bonhomie la patronne de la Corne d'Or, qui venait d'acheter un peu de marée en putréfaction pour ses pensionnaires. Moi, voyez-vous, je suis pour la liberté. Chacun pour soi et le bon Dieu pour tous ".
Il y a aussi l'indifférence stoïcienne ou épicurienne : le but à atteindre étant l'absence de souffrance ou de trouble, lesquels ne peuvent venir que de l'extérieur de moi, il me suffit de devenir indifférent au monde et à autrui. L'épicurien Lucrèce écrivait :
Suave, mari magno turbantibus æquora ventis, / e terra magnum alterius spectare laborem ; / non quia vexari quemquamst iucunda voluptas, / sed quibus ipse malis careas quia cernere suavis est. / Suave etiam belli certamina magna tueri / per campos instructa tua sine parte pericli. / Sed nil dulcius est bene quam munita tenere / edita doctrina sapientum templa serena, / despicere unde queas alios passimque videre / errare atque viam palantis quærere vitæ, (...) |
Il est doux, quand sur la vaste mer les vents soulèvent les flots, d'assister de la terre aux rudes épreuves d'autrui : non que la souffrance de personne soit un plaisir si grand ; mais il est doux de voir à quels maux on échappe soi-même. Il est doux encore de regarder les grandes batailles de la guerre, rangées parmi les plaines, sans prendre sa part du danger. Mais rien n'est plus doux que d'occuper solidement les hauts lieux fortifiés par la science des sages, régions sereines d'où l'on peut abaisser ses regards sur les autres hommes, les voir errer de toutes parts, et chercher au hasard le chemin de la vie, (...) |
Replié sur lui-même, le sage stoïcien aussi est indifférent à l'autre, peut-être même plus : ce qu'il dit, ce qu'il fait, ce qu'il est ne l'atteint pas. Marc Aurèle n'écrivait-il pas : " En un sens, l'homme est l'être le plus proche de nous, en tant que nous devons être bienfaisants pour les hommes et les supporter ; mais en tant que certains d'entre eux s'opposent aux actions qui nous sont propres, je classe les hommes dans les choses indifférentes, non moins que le soleil, le vent ou un animal. Ils peuvent bien faire obstacle à mon action ; ils ne peuvent rien contre ma volonté et ma disposition intérieure ".
Dans tous les cas on aura une grande tolérance envers autrui, ses gestes et ses opinions... Certaines sagesses ou religions orientales ont avec ceci des traits communs.
4/ Le calcul. Il peut être simplement égoïste ou cynique. Le calcul ordinaire est celui-ci : si je suis tolérant, ils seront peut-être tolérants envers moi et je serai tranquille... En somme : chacun ses affaires... ou la tolérance comme un pacte de non-agression.
Plus cynique, plus idéologique, il consiste à prôner et affecter la tolérance en faisant d'elle un instrument de conquête. On commence par enfermer l'autre dans la tolérance : si je prêche la tolérance et qu'il l'accepte, il sera bien forcé de se montrer tolérant envers moi. Mais il y a en fait une tolérance à sens unique, et la seconde étape consiste à être le seul maître de la tolérance... La tolérance étant universellement reconnue comme valeur, et dans un sens très large, nul ne peut oser la remettre en cause... Si donc je puis faire baptiser mes opinions et mes actes comme fruits de la tolérance, quiconque se démarquerait de ma façon de voir serait immédiatement suspecté de vouloir limiter ma liberté, et se ferait taxer d'intolérance : je suis tolérant et si vous n'êtes pas d'accord avec moi c'est que vous êtes intolérant, donc intolérable. C'est à qui lancera le premier l'accusation d'intolérance à son adversaire. Toute réflexion alors stoppée, l'opinion prend le parti de celui qui a pu se faire passer comme l'adversaire de l'intolérance ! On peut craindre que si un second Hittler parvenait à faire accuser d'intolérance les forces démocratiques, celles-ci se jetteraient sans crainte dans ses bras et dans sa gueule, puisqu'il serait le garant de la tolérance... La supposition n'est pas si absurde qu'il y paraît... Le dictateur de demain prendra "Tolérance" pour devise, et c'est peut-être déjà fait.
Petite illustration pratique de cet usage tactique de la tolérance : Vous l'avez remarqué, il ne suffit plus qu'il laisse les autres opinions s'exprimer pour qu'un catholique ait droit à sa carte du Parti de la Tolérance : il faut encore qu'il se taise et renonce à ses opinions spécifiquement catholiques ; car s'il a le malheur d'exprimer que les choses lui paraissent autres que les autres ne les croient, il se verra affublé du qualificatif disqualifiant d'intolérant avant que d'avoir fini d'exprimer son opinion...
5/ La crainte. La crainte de quoi, me demanderez-vous ? Celle de l'autre, de sa différence... de l'altérité en somme. Mais sans doute vous étonnez-vous et pensez-vous que je saute une page : "Mais non ! La crainte de l'altérité, c'est l'intolérance qu'elle engendre !" Je ne vous dis pas non, et pourtant je maintiens qu'elle engendre la tolérance... Admettons en effet que toute peur est de l'autre : il n'est pas qu'une façon de réagir à la peur. On peut en effet tâcher de combattre l'objet qui nous effraie de deux façons: en le détruisant en réalité, ou en le détruisant en nous. On peut détruire ou combattre l'autre lui-même et sa différence, ou combattre son altérité en la niant, faire en sorte qu'il ne soit plus tellement l'autre mais un autre, un autre moi. Deux façons donc de réagir à sa peur de l'autre : soit en haïssant la différence, et l'on devient intolérant ; soit en niant la différence et la distance et l'on fait pour cela preuve d'une extrême tolérance.
En d'autres termes, devant sa peur de l'autre, on peut refuser l'autre (intolérance), ou refuser sa peur et le 'droit' qu'a l'autre d'être vraiment lui-même, donc vraiment autre, donc menaçant pour mon petit moi... On se soustrait à la crainte en fuyant, en niant la confrontation ; on se met hors de portée de la peur en fuyant tout péril et toute opposition de l'autre. On ne s'expose pas aux arguments d'autrui ni à ce qu'il est en se voilant du manteau d'une extrême tolérance... On aime tout et tout le monde, on supporte tout et tout le monde... afin surtout qu'il n'y ait pas confrontation... On glisse sur tout car on craint le contact. Et vous connaissez ces personnes qui, lorsque vos arguments les mettent dans l'embarras et risquent d'amener une 'explication', ou de les conduire à réviser leur position, abrègent la conversation par une preuve de tolérance péremptoire : "De toute façon, il faut de tout pour faire un monde". Et la conversation est close. Bref, la tolérance devient un vaccin contre l'autre.
On voit ici qu'une certaine tolérance peut dépendre du même principe que l'intolérance. Elle sont deux sœurs jumelles nées de la même mère craintive de l'altérité... les deux faces d'une même médaille... jamais l'une loin de l'autre. C'est ainsi la même idéologie sécuritaire qui peut se trouver au principe de l'intolérance comme de l'absolue tolérance; tolérance dogmatique qui proclame haut et fort le 'droit à la différence' afin que toutes différences étant absolument égales, elles s'annulent les unes les autres, n'étant plus jamais une différence que vous pourriez posséder en propre et revendiquer, de laquelle vous pourriez être fier, mais toujours et seulement une différence parmi d'autres, fondue dans la masse ; cette proclamation qu'il n'y a pas de différences, pas de différence entre les différences, aboutit à la résorption de toutes les différences dans une commune indifférence. A force de rendre l'autre inoffensif, on le réduit au Même. Vous aurez noté une illustration patente de cette communion de source entre le discours ultra tolérant et l'intolérance la plus banale, la peur de la différence, dans le fait que ce sont souvent les mêmes qui prônent une tolérance universelle et qui justifient finalement comme solution l'élimination des handicapés, des a-normaux... bref, de ceux qui sont autres, qui sortent de certaines normes... Leur tolérance n'est universelle qu'à l'intérieur de certaines frontières, pour un groupe défini (par eux bien sûr !) en dehors duquel règnent les bons vieux instincts racistes... Ils prétendent être dans le camp de la tolérance mais concentrent leurs efforts sur la suppression de certaines catégories de personnes.
Nous avons vu là une crainte de l'altérité... Pareilles choses pourraient être dites de la crainte de la crainte, et il n'est pas difficile de voir dans cette crainte de la crainte la source de l'indifférence stoïcienne ou épicurienne que nous avons vue plus haut.
Mais après cet examen des cinq premières racines possibles de la tolérance, qui n'engendrent que des caricatures de tolérance, des monstres, il nous faut maintenant boire aux deux autres sources possibles que j'ai annoncées au début et qui sont le respect, et l'amour.
6/ Le respect. Il est la base minimale. Si je vois dans l'autre une personne dont la dignité humaine demande mon respect indépendamment de ce qu'elle croit, pense, dit ou fait, tout simplement parce qu'elle est mon semblable, je vais être amené à respecter ses options en tant qu'elles sont l'expression de son humanité, ce qui reste vrai même d'options erronées. Par delà la différence, je reconnais en l'autre mon semblable. A supposer même qu'il soit dans l'erreur, il me faut encore compter avec Aristote que "nul ne saurait manquer une porte", c'est à dire que nul ne peut se tromper au point qu'il n'y ait rien de vrai dans sa pensée... Cela m'invite sur le plan intellectuel à suivre le conseil que Thomas d'Aquin donnait à frère Jean pour qu'il acquît la sagesse : " Non respicias a quo audias, sed quidquid boni dicatur memoriæ recommenda ", conseil que l'on pourrait traduire ainsi : ne sois pas attentif à l'origine de ce que tu entends, mais tout ce qui est dit de bon, confie-le à ta mémoire... Bref : ne te laisse pas arrêter par les étiquettes, les préjugés, mais regarde seulement la vérité. Le Frère Jean-Louis Bruguès o.p. écrit que " le respect désigne la distance que prend volontairement le sujet, afin de préserver la liberté, l'intégrité, la singularité de l'autre. (...) on pourrait dire que le respect exprime le droit d'autrui à conserver son identité, sans intervention intempestive de la part du sujet ".
Liberté, intégrité, singularité... Le respect m'amène donc à garder à l'autre sa dignité d'être libre et la faculté d'user de sa liberté, l'intégrité de sa personne i.e. la conservation de tout ce qu'il est, sa singularité, c'est-à-dire d'être autre et d'être autre en tant que différent, en tant qu'unique. On sent bien là la source d'une tolérance noble et toute différente de celles qui procèdent de la crainte ou de l'indifférence... Je ne fais pas une concession hautaine, arbitraire ou contrainte, à autrui en le 'laissant en paix', non ! Sa dignité m'oblige à m'incliner devant celui qu'il est et la différence que cela implique pour qu'il soit lui-même. Au lieu de voir en lui un autre que je chercherais à m'assimiler narcissiquement, ou à nier peureusement en effaçant sa singularité dans une tolérance de laminage, je reconnais en lui une personne irréductible à une autre personne; une personne dont l'être le plus profond mérite le respect, et dont les caractéristiques secondaires que sont par exemple ses opinions, même erronées, expriment encore sa dignité personnelle en tant qu'elles procèdent de sa nature humaine et la manifestent.
7/ L'amour. Si le respect s'impose à moi et procède en quelque sorte de l'autre, trouve en l'autre sa source ou tout du moins sa cause (voir l'expression 'il force mon respect'), l'amour procède de moi et trouve en moi et en ma liberté, en mon bon vouloir, son origine. Je ne parle pas ici de la passion amoureuse qui dépend grandement de son objet et peut subjuguer ou submerger ma liberté. Je parle de l'amour de bienveillance par lequel je veux le bien de l'autre ; cet amour de bienveillance est " soucieux de la dignité d'autrui, il respecte son altérité. Autrui est aimé pour lui-même ". La tolérance trouve ici sa source la plus haute. L'amour engendre la tolérance parce que c'est par amour de l'autre que je vais, librement, respecter son altérité. C'est l'autre lui-même et non un autre-selon-mon-désir que la bienveillance me fait aimer. Sa singularité même si elle ne m'est pas facile est partie de lui et j'aimerai sa différence à cause de lui. L'amour vrai engendre une vraie tolérance... Une tolérance qui ne sera pas non plus indifférente aux défauts de l'autre. En effet, si je tolère ses défauts, je ne les approuve pas et m'efforce de l'aider à se perfectionner, non pour qu'il corresponde à mon idéal, mais parce que là est son bien... La tolérance qui procède de l'amour de bienveillance assume et dépasse celle qu'engendre le respect. Elle l'assume en tant que l'amour ne supprime pas le respect et le suppose ; elle la dépasse en tant qu'elle est plus libre, plus complète. Le respect, je le dois à tous ; l'amour, je l'offre à qui je veux.
IV. Essai de définition
Ayant avec vous arpenté le champ de la tolérance, je propose comme définition de ce mot :
" "Acceptation" des différences d'autrui et même de ses défauts par respect pour lui ".
Le terme d'acceptation conservant une certaine ambiguïté dans cette formulation, je propose de tourner ainsi cette définition, ce qui me semble lui conférer un plus grand équilibre :
" Acceptation de l'autre étendue jusqu'à celle de ses défauts, par respect pour lui ".
V. Conclusion.
Nous avons vu de nombreuses définitions de la tolérance. Dans leur variété, elles me semblent pourtant référer toutes à une même idée, comporter toutes une même connotation - fût-ce de façon implicite - et c'est l'idée de résistance de quelque chose, ou d'effort pour surmonter ou accepter cette résistance. L'autre me résiste en tant même qu'il est différent ; ses opinions me résistent en tant qu'elles ne s'alignent pas sur les miennes; son erreur résiste à mes arguments et je résiste à l'adopter etc. Dans chaque cas, il me faut faire effort pour accepter ces différences en tant que l'autre peut, et doit, être autre. Je retire de cette idée qu'il n'est pas de tolérance facile. Je vais plus loin et dis que chaque fois que la tolérance se présente comme facile, c'est qu'elle est frelatée, masque d'une indifférence méprisante ou d'un calcul égoïste, sortie de secours d'une peur de l'autre non acceptée. S'il n'est pas de tolérance facile, c'est en somme parce qu'il n'y a pas lieu de parler de tolérance là où il n'y a nulle différence, nul risque d'interaction, nulle menace donc de changement. L'altérité ne va pas sans aspérités. Il est difficile d'ajuster deux solides dotés chacun de sa forme propre... Pas de problème en revanche pour accoler deux masses de gelée. Il ne faudrait donc pas croire que la tolérance de l'autre devrait m'amener à renoncer à ma spécificité, à mon identité; il n'y aurait plus tolérance si je me laissais assimiler par l'autre: la tolérance ne vaut qu'entre deux identités, deux singularités. Il est de plus un "devoir d'autonomie [qui] m'impose de préserver mon identité physique (droit à la légitime défense) et morale. Si l'autre pèse sur moi, je ne dois pas me refuser au combat pour garder mes convictions et protéger les valeurs que je crois essentielles. (...) Donner un sens à notre vie, nous forger des opinions vraiment personnelles, en un mot devenir maîtres de notre propre destinée, nous pousse à l'autonomie de la pensée et de l'action. Ce souci nous empêche de nous conduire comme des girouettes, évoluant au gré des modes et des opinions dominantes. Il y va de notre liberté". Il reste vrai qu'il est difficile d'accueillir l'autre sans se perdre. Il ne faudrait pas plus croire que la tolérance exclut le jugement: On ne peut proclamer qu'il nous faut nous enrichir de nos différences et dans le même temps (et comme si c'était une conséquence de ce principe) interdire de porter un jugement de valeur sur ces mêmes différences... Car si l'on ne peut juger qu'elles sont positives, bonnes, comment peut-on s'en enrichir ? Et si on peut les juger bonnes, c'est en posant un jugement, lequel suppose avant d'être émis qu'il pourrait être négatif, à défaut de quoi il ne serait plus un jugement mais le transvasement dans une intelligence stérilisée d'un jugement a priori émis par une instance supérieure. Si l'on refuse cette possibilité de jugement négatif, il faut reconnaître, soit que ce n'est pas la conscience individuelle qui juge mais une instance supérieure (un quelconque Comité National ou Mondial de la Tolérance...), soit que c'est un dogme ne souffrant aucune exception que "toute différence est bonne"... Laquelle hypothèse devrait répugner à tout esprit défenseur de la tolérance comme valeur suprême qui voit précisément dans les dogmes la source principale de l'intolérance; cette position "toute différence est bonne" a par ailleurs pour réciproque nécessaire "nulle particularité n'est mauvaise"... Le tenant lucide et sincère de cette thèse doit donc reconnaître comme une richesse le nazisme... et toutes les idées plus ou moins perverses qui pourront se présenter... y compris les plus intolérantes.
Résistance... nécessitant un effort... On peut faire le pas et parler d'une exigence. Mais la résistance peut être celle que l'altérité offre par nature à mon identité... ou celle que j'oppose à l'altérité (et qui se transformera éventuellement en fuite, nous l'avons vu). De même, mon exigence pourra peser sur autrui afin qu'il abaisse sa différence et se moule sur mes exigences, ou sur moi-même, afin que je ne cède pas à la pente facile du refus et du rejet... Vais-je d'autre part exiger de l'autre la perfection qui fera qu'il me convient, ou exiger de moi-même ce surcroît de perfection qui réside dans l'acceptation de l'autre et de ses défauts? En matière morale, cela donnera deux attitudes contraires. D'une part, la projection sur l'autre de l'exigence morale (qu'on la vive ou non soi-même, avec dans le second cas une dureté d'autant plus grande...): c'est le pharisaïsme; d'autre part l'exigence morale et la difficulté de la perfection assumées pour soi et une grande indulgence envers autrui : c'est la miséricorde chrétienne. C'est ce que nous fait comprendre Péguy lorsqu'il met ces mots dans la bouche de Dieu : "Il faut aimer ces créatures comme elles sont. / Quand on aime un être, on l'aime comme il est. / Il n'y a que moi qui suis parfait. / C'est même pour cela peut-être / Que je sais ce que c'est que la perfection / Et que je demande moins de perfection à ces pauvres gens. / Je sais, moi, combien c'est difficile".
Et la leçon est répétée plus loin, lorsque Dieu médite et commente un dialogue entre saint Louis et Joinville, dialogue tenu après que, le saint Roi ayant dit qu'il préférerait attraper la lèpre plutôt que de commettre un seul péché mortel, Joinville eu osé le reprendre en disant qu'il préférait pour sa part avoir commis trente péchés mortels plutôt que d'attraper la lèpre.
J'ai parlé de 'tolérance' frelatée... On peut en fait désigner ainsi les tolérances engendrées par nos cinq premières racines, "tolérances" qui ne sont telles que par le nom. Ce qui sous-tend cette étude sur les sources de la tolérance, c'est l'idée que le mot de tolérance peut recouvrir des réalités très différentes et qu'une ressemblance superficielle ne devrait pas conduire à les confondre trop vite sous le même jugement positif: la bonté morale de la tolérance dépend de l'intention qui la marque.
VI. Une tolérance chrétienne ?
Si la tolérance correctement entendue est fruit du respect ou de l'amour, ces deux actes étant susceptibles d'être posés par tout homme, on ne voit pas qu'il y ait une tolérance spécifiquement chrétienne... Mais c'est si l'on oublie qu'il est un amour spécifiquement chrétien, qui procède de Dieu et a nom charité. Si la charité a quelque chose de vraiment propre, si elle n'est pas réductible à une autre forme d'amour, il faut s'attendre à ce qu'elle engendre une forme spécifique de tolérance. Autre façon d'aborder la question : si c'est le respect de l'altérité qui est en jeu dans la tolérance, la foi chrétienne qui fonde son respect de la personne sur sa nature de créature à l'image et à la ressemblance de Dieu, rachetée au prix du sang du Christ ; qui reconnaît par ailleurs que l'autre n'est pas seulement un autre mais toujours le prochain, alors la tolérance qui procède de la foi doit être différente. Enfin, si l'intolérance prend souvent prétexte des défauts de l'autre, le regard chrétien qui se modèle sur celui du Rédempteur, l'espérance dans la grâce et la confiance en ce que peut faire en chacun de nous la puissance de Dieu doivent pour le moins donner une note particulière à la tolérance du chrétien. Elle sera faite de douceur et de patience, d'aimable attention et de respect désintéressé... Elle bannira aussi la crainte, d'abord parce que nul homme ne peut rien contre le chrétien, ensuite parce que la charité qui nous pousse vers le prochain doit être plus forte que la crainte, légitime, que son altérité peut nous inspirer. Par ailleurs, toute tolérance fondée sur un amour pour les hommes sera nécessairement limitée par les frontières d'un certain groupe. Seule la charité est absolument universelle: le chrétien doit aimer tout homme, au-delà même des frontières de l'Eglise.
La charité chrétienne donnera aussi son équilibre à la tolérance dans son rapport à la vérité. On a vu en effet que l'un des domaines privilégiés d'exercice de la tolérance était celui de la vérité de l'opinion ou du discours ainsi que de la bonté de l'agir. C'est aussi le plus difficile. Or, au devoir de tolérance, celui de respect de la vérité et de la loi morale semble pouvoir s'opposer. Les lignes suivantes du Second Concile du Vatican éclairent cette difficile question de façon fort complète.
Gaudium et Spes : n°28 § 1. Le respect et l'amour doivent aussi s'étendre à ceux qui pensent ou agissent autrement que nous en matière sociale, politique ou religieuse. D'ailleurs, plus nous nous efforçons de pénétrer de l'intérieur, avec bienveillance et amour, leurs manières de voir, plus le dialogue avec eux deviendra aisé.
§ 2. Certes, cet amour et cette bienveillance ne doivent en aucune façon nous rendre indifférents à l'égard de la vérité et du bien. Mieux, c'est l'amour même qui pousse les disciples du Christ à annoncer à tous les hommes la vérité qui sauve. Mais on doit distinguer entre l'erreur, toujours à rejeter, et celui qui se trompe, qui garde sa dignité de personne, même s'il se fourvoie dans des notions fausses ou insuffisantes en matière religieuse. Dieu seul juge et scrute les cœurs ; il nous interdit donc de juger de la culpabilité interne de quiconque.
L'exigence du vrai et du bien est rappelée et il est précisé que l'amour qui engendre la tolérance est celui-là même qui nous pousse à témoigner du Christ. Il serait en effet contradictoire que l'amour pour autrui engendrât un coupable silence et la négligence de l'aider à connaître Celui qui l'aime et veut le sauver. La distinction traditionnelle entre le péché et le pécheur achève de préciser l'accord possible et harmonieux de la miséricordieuse tolérance et de la vérité plus tranchante qu'un glaive : la vérité aussi est une miséricorde ; elle est due à l'intelligence et à la conscience ; elle en est l'aliment, et ce n'est pas seulement les corps qu'il est coupable de laisser mourir de faim.
En guise de conclusion de cette causerie et puisque nous avons parlé de la crainte et du fait qu'elle peut être à l'origine d'une pseudo-tolérance, je dirais volontiers que pour le chrétien, il ne s'agit pas de rejeter toute crainte relative à autrui, mais bien plutôt de PASSER DE LA CRAINTE DE L'AUTRE Á LA CRAINTE POUR L'AUTRE.
Frère Jean-Thomas Allouard o.p.
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ANNEXES
1/ Article Tolérance du Dictionnaire de Morale Catholique du Fr. Jean-Louis Bruguès o.p.
" La tolérance désigne d'abord la vertu politique sans laquelle il ne saurait y avoir de démocratie. Elle favorise les débats et les échanges d'idées, et permet d'accueillir avec patience, sinon avec intérêt ou bienveillance, les opinions, les sentiments et les croyances qui diffèrent des nôtres. Elle pousse la minorité à respecter les décisions de la majorité.
Représente-t-elle pour autant une vertu morale ? La réponse à cette question n'est pas simple. Il est clair, en effet, que la tolérance demande le respect de la dignité et de la liberté de l'autre. Dans la parabole du fils prodigue, le Père tolère la décision de son fils, même s'il sait que celle-ci le conduit au malheur (Lc 15 11 s.). Beaucoup de nos contemporains, toutefois, jugent intolérants le recours à un argument d'autorité et la référence à des valeurs absolues. Cette tolérance-là ne serait que le refus - déguisé - de toute transcendance ; elle marquerait le triomphe d'un relativisme incompatible avec la morale chrétienne. On aurait tort de négliger la réflexion de Montesquieu, l'un des théoriciens de la démocratie moderne : " Pour les théologiens mêmes, il y a bien de la différence entre tolérer une religion et l'approuver " ".
2/ Gustave THIBON Retour au réel XI : Pharisaïsme, pp.183-185
" L'homme peut avoir quatre attitudes vis-à-vis de son idéal, de son "étoile". Il peut d'abord conformer ses sentiments et sa conduite à son idéal. Ainsi font les héros et les saints. Leur idéal est "sincère". Il peut arriver aussi ~ et c'est le cas le plus fréquent ~ que la conduite de l'individu contredise son idéal. Alors deux issues sont possibles:
Ou bien l'homme défaillant renie purement et simplement son idéal; pour justifier sa défaillance, il déclare son idéal impossible ou illusoire ; il venge sa propre trahison sur l'objet trahi. Ainsi, il peut digérer et dormir en paix: l'idéal dont il est déchu étant devenu mensonge, sa chute est devenue vérité ! Ces "réalistes", ces pourfendeurs d'illusions se disent sincères. Ils n'en sont pas moins menteurs dans la mesure où ils érigent en loi générale, en condamnation massive d'un idéal, leur échec individuel.
Ou bien (le choix entre ces réactions dépendant de la complexion individuelle, et aussi de l'esprit des temps: il est des époques où le vent est à l'hypocrisie et d'autres au cynisme, et l'un et l'autre peuvent très bien se mêler d'ailleurs dans la même âme, chez un Rousseau par exemple), l'homme exalte d'autant plus son idéal en paroles qu'il le trahit davantage dans ses actes. L'idéal n'existe là qu'à titre de compensation et d'alibi. Il est d'ailleurs hypertrophié et si pur, si rigoureux qu'il en devient irréel et impraticable. Ainsi Rousseau, déserteur de ses propres devoirs paternels, prône un idéal surhumain d'éducation, Georges Sand, amante perverse et volage, présente dans Mauprat un idéal de fidélité conjugale poussé jusqu'à l'irréalisme le plus savoureux...
Mais il existe un autre type de ceux "qui disent et ne font pas". C'est celui des âmes nobles, mais faibles et divisées, qui, malgré les démentis de leur expérience intérieure, persistent à défendre leur idéal. Ces hommes ne veulent pas consentir ~ comme les cyniques et les "réalistes" dont j'ai parlé ~ à universaliser leurs échecs et leurs péchés personnels ; ils restent fidèles à la vérité par la pensée et par le désir : ils se refusent à nier et à salir ce qu'ils ont trahi. Attitude inconfortable et humiliante, fidélité héroïque à la lumière: ces hommes ne soufflent pas sur la lampe qui éclaire leur misère et qui la condamne. ~ Il est préférable certes d'être entièrement fidèle à la vérité et de conformer ses actions à ses principes; mais, en cas de défaillance, mieux vaut encore respecter l'idéal dont on est déchu que de l'entraîner, avec la fausse sincérité de l'orgueil, dans sa faillite individuelle.
Et de tels hommes ne portent pas non plus leur idéal comme un masque, à l'exemple des compensateurs romantiques, ils le vivent dans leur cœur comme une plaie".
3/ Charles Péguy : Le Mystère des saints Innocents
" Les Pharisiens poussent des cris sur celui qui ne veut pas attraper la lèpre.
Et ils sont scandalisés, ces vertueux.
Mais moi qui ne suis pas vertueux, Dit Dieu,
Je ne pousse pas des cris et je ne suis pas scandalisé. (...)
Les Pharisiens crient le haro sur celui qui ne veut pas attraper la lèpre.
Mais le saint ne crie pas le haro et il n'est pas scandalisé.
Il connaît trop la nature de l'homme et l'infirmité de l'homme et il est seulement profondément peiné.
Les Pharisiens crient le haro sur cet homme qui ne veut pas attraper la lèpre.
Voyez au contraire comme le saint lui parle doucement,
Fermement mais doucement.
Et cette fermeté est d'autant plus sûre et me donne d'autant plus de certitude et plus d'assurance et plus de garantie qu'elle est plus douce.
Les cœurs des pécheurs ne se prennent point par effraction.
Ils ne sont pas assez purs. Le seul royaume du ciel se prend par effraction.
Les Pharisiens courent sus à l'homme qui ne veut pas attraper la lèpre.
Voyez comme au contraire le saint le reprend doucement.
Le Saint est envahi d'une peine affreuse à cette parole du pécheur,
Mais il absorbe, il dévore sa peine et la souffre lui-même pour lui-même en lui-même.
Et voyez comme il reprend doucement le pécheur.
Or moi, dit Dieu, je suis du côté des saints et nullement du côté des Pharisiens.
Aussi j'absorbe et je dévore ma peine et je la souffre en moi-même pour moi-même.
Et voyez comme je parle doucement au pécheur
Et comme je reprends doucement le pécheur.
Et quand les frères s'en furent partis,
(Il attend que les deux frères qu'il avait appelés,
Qu'il avait fait venir, s'en soient partis. Il attend qu'ils soient seuls. Il ne veut pas
Faire un semblant d'affront à un baron français),
il m'appela tout seul, et me fit seoir à ses pieds et me dit :
"Comment me dîtes-vous hier ce ?"
Et je lui dis que encore lui disais-je.
Et je, qui onques ne lui mentis ;
Et je lui dis que encore lui disais-je ; en vérité, dit Dieu,
Cette franchise de Joinville, qui ose répéter cela au roi,
Est précisément ce qui me garantit la franchise de saint Louis. (...)
Et il me dit : " Vous dîtes comme vif étourdi ; (...) car vous devez savoir que nulle si laide lèpre n'est comme d'être en péché mortel, pour ce que l'âme qui est en péché mortel est semblable au diable ; par quoi nulle si laide lèpre ne peut être. Et bien est vrai que quand l'homme meurt, il est guéri de la lèpre du corps ; mais quand l'homme qui a fait le péché mortel meurt, il ne sait pas ni n'est certain que il ait eu en sa vie telle repentance que Dieu lui ait pardonné : par quoi grand peur doit avoir que cette lèpre lui dure tant comme Dieu sera en paradis. Si vous prie, fit-il, tant comme je puis, que vous mettiez votre cœur à ce pour l'amour de Dieu et de moi, que vous aimassiez mieux que tout méchef avînt au corps, de lèpre ou de toute autre maladie, que ce que le péché mortel vînt à l'âme de vous."
Quelle douceur, mon enfant, quelle fermeté dans la douceur, quelle douceur dans la fermeté !
L'une et l'autre ensemble liées indissolubles, (...)
Quelle douceur, quelle tendresse ! Celui qui aime
Entre dans la sujétion de celui qui est aimé.
Voilà comme il lui parle, lui le roi de France. (...)
Quel soin de ne point offenser, (...) de ne pas donner même une apparence de tort !
Lui le roi, parlant pour Dieu et pour lui-même,
Pour Dieu et pour le roi de France, il parle humblement,
Il parle comme un tremblant solliciteur.
C'est qu'il tremble en effet et c'est qu'il sollicite.
Il tremble que son fidèle Joinville ne fasse pas son salut.
Et il demande à Joinville, il sollicite que le fidèle Joinville
Fasse son salut, veuille bien faire son salut. (...)
Quelle instance, quelle humble instance, quelle noble instance, quelle tendre instance !
Voilà comme le saint parle au pécheur
Pour son salut. Jésus même
N'a pas été plus tendre au pécheur. C'est que le saint par lui-même sait
Ce que c'est que d'être homme et ce qu'est la faiblesse humaine, (...)
Et moi, dit Dieu, qui suis du côté des saints et nullement du côté des Pharisiens,
Moi qui suis tout au bout du côté des saints,
Moi aussi je sais quelle est la faiblesse et l'infirmité de l'homme (c'est moi qui l'ai fait),
Et je parle à Joinville comme saint Louis.
Comment serai-je moins tendre que saint Louis ?
Comme lui je tremble
Pour leur salut. Comme lui je sollicite, hélas,
pour leur salut. Les Pharisiens veulent que les autres soient parfaits.
Et ils exigent et ils réclament. Et ils ne parlent que de cela. Mais moi je ne suis pas si exigeant.
Parce que je sais ce que c'est que la perfection, je ne leur en demande pas tant.
Parce que je suis parfait et il n'y a que moi qui suis parfait.
Je suis le Tout-Parfait. Aussi je suis moins difficile,
Moins exigeant. Je suis le Saint des saints.
Je sais ce que c'est. Je sais ce qu'il en coûte,
Je sais ce que ça coûte, je sais ce que ça vaut. Les Pharisiens veulent toujours de la perfection
Pour les autres. Chez les autres.
Mais le saint qui veut de la perfection pour lui-même
En lui-même
Et qui cherche et qui peine dans le labeur et dans les larmes
Et qui obtient quelquefois quelque perfection,
Le saint est moins difficile que les autres.
Il est moins exigeant pour les autres. Il sait ce que c'est.
Il est exigeant pour soi, difficile pour soi. C'est plus difficile".