L'idéologie
pédagogique
Intervention d'un professeur lors d'une
réunion publique tenue le 3/2/99 au
café le Glacier, place Stanislas,
54000 Nancy.
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L'esprit des réformes Allègre-Meirieu
à l'école primaire et au collège.
Je voudrais vous montrer d'une part que l'idéologie
pédagogique qui a mis à mal l'école élémentaire
depuis plusieurs décennies est celle-là même qui est
à l'oeuvre dans les réformes en cours à l'école
primaire, au collège et au lycée ; d'autre part qu'elle
sert merveilleusement bien le projet libéral de nos gouvernants.
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1 - Les multiples réformes
en cours nous sont présentées comme des remèdes à
tous les maux dont souffre l'école aujourd'hui. C'est
l'échec produit par l'école et le collège qui est
très souvent le prétexte à réformer ; il faut
donc se pencher sur ses causes ; or, il y a des
causes externes, réelles ( les difficultés économiques
et familiales des élèves en particulier), et, en tant qu'enseignant
nous n'y pouvons pas grand-chose, mais il y a aussi des causes internes
à chercher dans l'institution. La France produit beaucoup d'illettrés
et c'est difficile à assumer, semble-t-il ; en effet, dans un article
du journal Libération du 7 déc.95, on apprend qu'elle s'est
retirée d'une enquête de l'OCDE qui lui attribuait un
pourcentage très élevé d'illettrés
: information tirée du livre de L.Lurçat , "La destruction
de l'école élémentaire et ses penseurs" . Dans
ce livre, elle démonte les mécanismes idéologiques
totalement irresponsables à tavers lesquels un certain nombre de
penseurs
( appartenant à la mouvance de l'éducation nouvelle,
) à la fin des années 60 , ont entrepris la destruction systématique
des grandes bases de l'enseignement élémentaire ; ces théories
des années 60 sont devenues aujourd'hui « sciences de l'éducation
», ce qui
leur confère un caractère normatif donc dangereux.
P.Meirieu, conseiller de M. Allègre en est un de ses plus fameux
représentants. Officiellement, les sources de l'échec seraient
principalement sociologiques ou médicales : l'enfant défavorisé
serait porteur d'un handicap dès sa naissance ; les dossiers sont
ouverts dès la maternelle ; avant même de lui
avoir appris quelque chose, on va donc l'observer et guetter
la défaillance ; ainsi de plus en plus d'élèves à
l'école primaire, ayant des difficultés de lecture , sont
traités par des orthophonistes alors qu'ils ne souffrent pas de
déficience intellectuelle particulière ;
L. Lurçat montre que ce sont les méthodes d'apprentissage
et le manque d'entraînement qui en seraient principalement responsables.
Autre ex.: dès la sixième, les professeurs
principaux sont chargés par les psychologues scolaires
de repérer le public à risque (risque d'installation d'une
situation d'échec, bien sûr) ; dans ce cas, l'évaluation
diagnostique portera sur les comportements sociaux, lit-on cette année
dans un document du C.I.O. C'est le même argument sociologique qui
justifie l'idée d'un enseignement différencié
(- donner le plus à ceux qui ont le moins- : discrimination
positive en matière de moyens- pédagogie dite du détour
: discrimination en matière de pédagogie.)
Tout ce discours plein de sollicitude en faveur des enfants
en difficulté, des « exclus »,
omet de signaler que ceux-ci souffrent d'abord de
l'exclusion hors du savoir; pourquoi ? Parce
que les enseignants ne doivent plus transmettre les connaissances ! Voilà
une source d'échec que l'institution ne veut pas admettre.
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Au nom de quoi en arrive-t-on
à évacuer de l'école républicaine cet objectif
essentiel qu'est la transmission du savoir ?
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Selon les « sciences de l'éducation », l 'acquisition
des connaissances ne devrait rien à la transmission ; il y aurait
seulement construction des savoirs par l'élève lui-même;
apprendre, ce serait faire et comprendre par soi-même, ce qui légitime
toutes les formes d'abandon pédagogique et d'effacement du maître
(cf. « l'élève acteur de son savoir »,
critique d'une pédagogie dite frontale où l'elève
serait passif et sujet à l'ennui.)
-
L'objectif de l'école serait la réussite et l'épanouissement
de l'enfant par des méthodes fondées sur la séduction,
la suggestion, le jeu et le plaisir. Bien sûr, certaines méthodes
actives, quand elles sont au service de la transmission peuvent être
intéressantes avec de jeunes élèves. Mais on en est
arrivé au spontanéisme le plus total avec le rapport du recteur
Migeon du 12/10/88 demandé par L. Jospin. Ce rapport inspiré
par Foucambert, spécialiste de la lecture, impose ces conceptions
surprenantes. Dans son livre : "L'école de J.Ferry. Un mythe
qui a la vie dure", Foucambert dénonce le « pouvoir de
stérilisation » de l'école de J. Ferry ; celle-ci,
fondée sur la transmission des savoirs, présente selon lui
cinq caractéristiques néfastes :
1-La discipline fondée sur le respect de la règle
et qui développerait une logique de soumission ;
2- Le par coeur qui produirait des têtes bien pleines mais
non des têtes bien faites ;
3- Le mérite et la volonté d'émulation qui
débouche sur l'élitisme ;
4- Le faire-semblant : on remplace la réalité sociale
par la réalité scolaire, par définition ennuyeuse
et abstraite;
5- Le synthétisme ou méthode de lecture fondée
sur le déchiffrage et le syllabisme, qui produirait des élèves
qui ne comprennnent pas ce qu'ils lisent. Nos spécialistes scientifiques
préconisent , eux, la fameuse méthode globale, qui la produit,
comme chacun sait , des millions d'illettrés aux USA. Et sans doute
bon nombre de nos dyslexiques ! Osons dire bien haut que c'est l'école
de J.Ferry qui a produit les crétins soumis qui sont ici rassemblés!
En fait, avec l'élimination de l'idée de transmission , avec
l'introduction massive d'activités socio-éducatives à
l'école primaire, le temps consacré aux apprentissages de
base a considérablement diminué ; ainsi disparaissent l'étude
progressive des matières, les exercices répétés,
des moments d'entraînement qui permettent l'automatisation de la
lecture, de l'écriture et du calcul. Plus important encore, la transmission
est indispensable pour le développement de l'usage conceptuel du
langage, qui fonde tous les apprentissages ultérieurs ; et comment
imaginer la transmission de valeurs sans ce support qu'est la parole du
maître ?
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2 - L'abandon de l'idée
de transmission s'accompagne d'un certain nombre de mesures techniques
empruntées au monde de l'industrie ; deux mots-clefs : démarche
de projet et évaluation. Le projet
: La loi d'orientation de 1989 oblige tous les établissements publics
à avoir un projet d'établissement. Il s'agit d'engager les
enseignants à travailler collectivement dans une direction précise
et sous la direction du chef d'établissement. Ces projets qui peuvent
bénéficier de financements divers grâce à la
mise en place de partenariats, sont votés par les conseils d'administration
des établissements ; dans ces assemblées siègent des
représentants de l'administration, des parents d'élèves,
des élèves, des personnels ATOSS, des collectivités
locales et des professeurs (en minorité) qui votent donc des projets
pédagogiques ! Ceux-ci se ressemblent tous : très médiatisés,
ils constituent de véritables vitrines pour les établissements
et leurs responsables ; le plus souvent interdisciplinaires et immergés
dans le concret à tout prix, ils sont aussi très moraux (
la communauté éducative aime les enfants et veut voir les
enfants aimer l'école ); malheur à l'individualiste et au
solitaire ! Le projet véhicule l'idéologie selon laquelle
un bon citoyen participe à la vie associative de sa cité
; il permettrait aux élèves en difficulté d'apprendre
mieux, dit-on ; mais la recherche de l'adhésion enthousiaste des
élèves rebelles à l'abstraction et aux savoirs jugés
austères et élitistes prime sur la volonté de transmettre
et ne permet que des approches fragmentées et superficielles des
disciplines qu'il met en oeuvre; il efface la frontière
entre le cadre scolaire de travail et le cadre associatif de
loisir. Aussi ces
projets ont-ils donné lieu à toutes sortes de
robinsonnades intellectuelles et
fantaisies coûteuses. Pour éviter quelques dérives,
on encadre maintenant ces projets en leur donnant une allure scientifique
: on les évalue ! C'est ici que le discours scientiste emprunté
à la logique industrielle vient au secours de nos idéologues.
Les savoirs et les méthodes étant selon eux constamment voués
à la désuétude, il faudrait sans cesse les évaluer
de même que les performances des élèves , des maîtres
et des établissements. Il s'agit en réalité de classer,
de mettre en concurrence les établissements, de contrôler
les maîtres, d'introduire à l'école les notions de
performance et d'exigence de résultats : la réussite de l'élève
devient pour lui un droit et pour le maître un devoir. Avec l'évaluation
nationale au CE2, en sixième et en seconde, le professeur peut identifier
le premier de la classe mais aussi le dernier de la France ; il peut dresser
des cartes de l'ignorance, mais à aucun moment il ne lui est demandé
de la combattre en instruisant plus et mieux ; on lui demande seulement
de remédier aux difficultés que rencontre l'élève
dans son parcours scolaire plein d'embûches qui est souvent celui
d'un autodidacte.
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L'extension de l'idée de projet : projet de l'élève,
projet d'établissement, projet académique, et surtout projet
national qui fait force de loi car la marge d'autonomie des établissements
reste très mince : ce simulacre de démocratie est en réalité
l'application du principe de subsidiarité européen : l'Etat
définit le projet national qui devra inspirer les projets communautaires
différenciés selon les différentes zones d'où
ils émaneront. Le démantèlement de l'institution s'accentue
avec la création de Comités locaux d'éducation ( v.BO
du 29 juillet 1998) qui concernent écoles primaires et collèges.
Les instituteurs sont dépossédés de leur fonction
'enseignants pour tout ce qui n'est pas lire-écrire-compter-parler.
Ils deviennent les managers d'une équipe constituée d'aides-éducateurs
et d'animateurs socio-culturels émunérés par
les villes ou les associations-partenaires et recrutés par les principaux
des collèges. Ces projets doivent être articulés aux
projets d'établissements et élaborés en priorité
dans les zones sensibles et en difficulté. Il s'agit d'encadrer
-ou de contrôler ?
-
Les enfants difficiles pendant le temps scolaire,
péri-scolaire et extra-scolaire. On place ainsi les enseignants
sous la tutelle des collectivités locales, des parents et du secteur
associatif en attendant celle des entreprises ( cf. les zones d'action
pédagogique à l'anglaise dans lesquelles le gouvernement
britannique veut créer de nouveaux partenariats entre élèves,
parents, enseignants et entreprises : v. magazine du ministère,
21ème siècle, nov.98 ) Ces mesures seront expérimentées
dans 2000 écoles observées par l'INRP, à la tête
duquel on a nommé récemment P. Meirieu.
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Conclusion :
-
quand la transmission fait place à l'auto-formation
(ou à l'auto-information ?) ;
-
quand le maître dépossédé
de ses compétences et de sa parole n'est plus que la personne-ressource
ou « l'adulte de référence », le « chef
d'orchestre », ou le manager des différents animateurs de
l'école;
-
quand l'élève, autodidacte, est
engagé dans un « projet personnel » dès le plus
jeune âge;
-
quand il est sans cesse observé,
évalué, contrôlé, mais abandonné
à lui-même devant le savoir;
-
quand il est enrôlé dans le projet
communautaire de sa zone d'origine;
-
quand la notion de programmes nationaux se décline
en projets différenciés selon les besoins locaux,
c'est à dire selon les bassins d'emploi et de formation, à
ce moment-là, peut-on encore parler de droit à l'instruction
et d'égalité devant l'instruction?
Peut-on encore parler d'apprentissage
de la citoyenneté ? Peut-on encore parler de laïcité
et d'école de la République ?
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Pour plus d'informations concernant ce texte
ou l'association, contactez mechantloup@geocities.com
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