"L'Étudiant"
de janvier 1999 (p. 115) :
Interview de Joseph Urbas
Joseph Urbas, diplômé de Maryland
University et ancien professeur de
lycée en Seine-Saint-Denis, est Maître
de conférences en littérature
américaine à l'Université
de Paris 10-Nanterre.
"Pourquoi êtes-vous
opposé à la cure d'amaigrissement que Claude Allègre
a
décidée après
le mouvement des lycéens?"
---D'abord parce que c'est une tromperie, ce n'est
absolument pas ce que les
lycéens avaient demandé. Ensuite,
parce que la cure, si elle se prolonge,
risque fort d'être fatale à la qualité
de l'enseignement. Au terme hypocrite
d'"allégement", je préfère
sa traduction anglaise, bien plus honnête (on est
déjà passé par là),
de dumbing down, à savoir, rabaisser le niveau, abêtir,
car en définitive c'est bien de cela qu'il
s'agit. Enfin, il est évident que
la suppression des contenus pénalisera
surtout les élèves de milieux
défavorisés; on sait pertinemment
que dans certains lycées de centre-ville
on fait déjà plus que le programme
officiel dans certaines matières. Les
programmes "light" ne le seront donc jamais pour
tout le monde, et
certainement pas pour les enfants de nos classes
dirigeantes.
"Est-ce que le niveau de
culture générale de vos étudiants de DEUG répond
à vos attentes de professeur d'université?"
---En lettres et langues, il y a un écart
de plus en plus grand entre, d'un
côté, les étudiants motivés
et bien orientés (anciens khâgneux ou bons
bacheliers littéraires) et, de l'autre,
ceux, beaucoup plus nombreux, qui
sont d'un niveau très insuffisant ou qui
viennent de sections totalement
inadaptées à l'enseignement supérieur
classique (bac pro, STT). Et la
politique actuelle ne fera que creuser cet écart.
Il faut qu'on arrête de
tricher: un rabaissement du niveau de l'enseignement
secondaire implique, si
l'on veut être honnête et responsable,
une sélection à l'entrée de
l'Université. Sinon, c'est de la pure démagogie.
Sinon, c'est renforcer
encore plus la sélection par l'échec.
Ou bien, c'est dénaturer, à son tour,
l'enseignement universitaire dans un processus
sans fin de dévalorisation du
savoir.
"Pensez-vous que les professeurs
jouissent d'un pouvoir suffisant pour
assurer un enseignement
de qualité et l'égalité des chances pour tous?"
---Non. Depuis la loi d'orientation de M. Jospin
de 1989, tout a été fait
pour mettre les professeurs du secondaire sous
tutelle et les déposséder de
tout pouvoir réel en matière d'orientation
et de passage en classe
supérieure. Et maintenant, ô surprise,
on invente le passage automatique
dans l'enseignement supérieur. A Nanterre,
on nous a récemment imposé un
système d'"équilibrage" général
qui fait que, pour un étudiant angliciste,
un 18 en sport compense un 2 en anglais. Ce qui
rend les traditionnelles
"délibérations" de fin d'année
tout aussi inutiles que les conseils de
classe dans les collèges et lycées.
C'est cela, la "réussite pour tous"?
"Claude Allègre ne
touche pas à l'enseignement des langues dans sa réforme.
Quels sont les changements que vous jugez nécessaires pour votre
discipline?"
---Le Ministre a déjà menacé
de détruire l'enseignement des langues vivantes
avec son projet de réforme du CAPES. A-t-il
abandonné ce projet? Je ne sais
pas, mais il faut rester vigilant. S'il y a des
changements à apporter dans
le programme d'anglais, la décision finale
devrait revenir aux seuls
spécialistes, c'est-à-dire ni à
M. Allègre ni à M. Meirieu ni à M. Luc
Ferry, lesquels sont, à ma connaissance,
parfaitement incompétents dans la
matière, donc inaptes à juger.
"Êtes-vous optimiste
ou pessimiste par rapport aux évolutions du système
éducatif français?"
---L'originalité française, par
rapport à l'Amérique, c'est un enseignement
secondaire fort, avec des professeurs hautement
qualifiés, grâce aux
concours de recrutement. Il n'est pas rare, pour
un lycéen moyen en France,
même de la banlieue, de se trouver en face
d'un intellectuel de haute volée,
ce qui ne m'est jamais arrivé pendant toutes
mes années à l'école aux
États-Unis, où c'est le règne
de la médiocrité. Si elle devait réussir, la
politique de M. Allègre nous conduirait
tout droit à un système à
l'américaine.
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