Allègre-profs : un
combat aux enjeux européens
Par Nico Hirtt
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Du fond de la Belgique, j'observe avec un étonnement
croissant le conflit qui secoue l'enseignement français et les commentaires
surréalistes auxquels il donne lieu. Dans un coin du ring, on nous
présente un ministre attaché à la " réforme
" du système éducatif, mais dont la maladresse de pachyderme
découragerait chaque expert en communication. Dans l'autre coin,
on nous montre un assemblage hétéroclite d'enseignants, "gauchistes
et corporatistes confondus" (Le Monde de l'Éducation), ayant en
commun une hostilité
irrationnelle envers toute velléité de " réforme
". À en croire les médias français, qui nous parlent
rarement du contenu de ces " réformes ", ce conflit relèverait
davantage de la psychologie que des sciences de l'éducation.
Il suffit pourtant des quelques kilomètres de recul qu'offre
ma position géographique pour observer que la France n'est pas toute
seule, que le vrai débat est d'ordre économique
et que ses enjeux sont européens, voire planétaires.
Dans tout le monde industrialisé, il n'est plus question que de
" dérégulation " des systèmes éducatifs. Nous
sommes les témoins de la fin d'une époque -- celle de la
massification de l'enseignement -- et du début d'une ère
nouvelle -- celle de l'école flexible, hiérarchisée
et privatisée. Dans sa fuite en avant suicidaire
vers la mondialisation et la libéralisation à outrance des
marchés, le capitalisme en crise réclame un système
éducatif à son image et à son service.
Pour comprendre ce qui se passe aujourd'hui en France, il n'est
pas inutile de rappeler le contexte de la massification
de l'enseignement. Durant les années 45-75, sous la pression
d'une croissance économique exceptionnelle et d'innovations technologiques
et industrielles sans précédent (électroménager,
transports, nucléaire, industrie chimique...), le marché
du travail connut une forte croissance en volume ainsi qu'un glissement
vers
des emplois à niveau de qualification élevé.
Cette évolution alimenta une demande croissante en formation et
en instruction. L'État, déjà chargé de la mise
en place d'une vaste infrastructure de développement économique
(ports, aéroports, centrales électriques, chemins de fer,
télécommunications) prit très naturellement sur soi
la mission de généraliser l'accès à l'enseignement
secondaire et, dans une moindre mesure, à l'enseignement supérieur.
C'est bien de massification qu'il convient
de parler et non de démocratisation. Si le niveau d'accès
à l'enseignement s'est effectivement élevé pour les
enfants de toutes catégories sociales, les inégalités
relatives n'ont pas décru pour autant. L'INSEE a montré qu'en
France la mobilité sociale n'avait guère changé :
la probabilité pour un enfant de
cadre d'obtenir un diplôme supérieur à celui
d'un enfant d'ouvrier est toujours de huit chances sur dix, aujourd'hui
comme il y a trente ans 1.
La crise économique qui éclate à la fin
des années 70 marque, dans plusieurs pays européens, un coup
d'arrêt brutal. Il s'agit surtout, au début, de mesures d'économie
budgétaire " en attendant la sortie du tunnel ". L'essence du discours
sur l'enseignement ne changera que petit à petit, lorsqu'on prendra
conscience que la crise n'est ni locale ni passagère. Nous traversons
en effet la crise économique la plus profonde (des taux de
chômage et de faillites qui dépassent ceux des
années 30), la plus étendue (elle est planétaire)
et la plus durable (déjà 25 ans maintenant) que le capitalisme
ait connu.
En 1989, le lobby patronal de la Table Ronde des Industriels
européens (ERT) publie son premier rapport sur l'enseignement, clamant
que " Compétence et éducation sont des facteurs de réussite
vitaux " 2. D'autres rapports suivront,
tout au long des années 90, précisant les " recommandations
" patronales quant à " la manière d'adapter globalement
les systèmes d'éducation et de formation permanente aux défis
économiques et
sociaux " 3. Les lignes directrices
de ces rapports seront reprises dans les analyses de l'OCDE, les " livres
blancs " de la Commission européenne et diverses publications gouvernementales
ou patronales locales. Que disent tous ces textes ? Essentiellement ceci
: pour mieux adapter l'enseignement aux exigences actuelles de l'économie,
il faut en finir avec les lourdes structures éducatives héritées
de l'ère de la massification, avec leurs cursus immuables et uniformes.
En lieu et place, il faut des réseaux flexibles d '" initiatives
éducatives ", des " lieux de formation " diversifiés et différenciés,
des institutions souples et en situation de forte concurrence mutuelle.
Par la double action des mutations technologiques et de la crise,
c'est-à-dire de luttes concurrentielles plus acerbes, la vie industrielle
est désormais marquée par une incroyable instabilité,
un rythme de changement effréné. L'obsolescence rapide des
savoirs enseignés par l'école conduit les décideurs
à suggérer que le système d'enseignement se contente
d'apporter aux jeunes quelques compétences limitées
(calcul, lecture, utilisation d'une interface informatique) qui leur permettront
de s'adapter facilement aux changements de postes de travail. Pour le reste,
l'école doit surtout leur inculquer les " savoir être ", les
comportements qui en feront des travailleurs disciplinés et des
citoyens respectueux des institutions en place. Ils devront être
adaptables et autonomes, capables de se recycler par
eux-mêmes et à leurs propres frais (on dit plus
joliment : " apprendre tout au long de la vie ") et souples sur le plan
des relations sociales. Tout cela compte beaucoup plus que les connaissances
générales -- en histoire, en science ou en littérature
-- que l'école leur apporte traditionnellement. Il s'agit, comme
le demandait explicitement le Conseil européen d'Amsterdam en 1997
" d'accorder la priorité au développement des compétences
professionnelles et sociales pour une meilleure adaptation des travailleurs
aux évolutions du marché du travail " 4.
Au nom de l' " allègement des programmes "
et par une espèce de détournement habile du discours pédagogique
anti-élitiste, l'école est amenée à abandonner
sa mission d'instruction au profit de la formation et de l'éducation.
Les connaissances cèdent la place aux compétences
et à la citoyenneté. En même temps, le concept flou
d'" employabilité " se substitue à la vieille notion de qualification
et tout ce qu'elle impliquait de réglementation et de protections
sociales.
Dans certains métiers, une formation technique pointue
est évidemment nécessaire. Mais puisque l'école est
incapable de suivre cette évolution technologique, on préconisera
là une formation professionnelle en entreprise, par exemple sur
le modèle du système allemand d'enseignement " en alternance
".
Parallèlement, sur le plan des structures, les établissements
scolaires eux-mêmes sont appelés à devenir plus flexibles,
afin de s'adapter plus facilement (par l'autonomie) et plus rapidement
(par la pression de la concurrence) aux évolutions rapides du marché
de l'emploi. Voilà pourquoi, comme le dit Allègre, " le
centralisme c'est du passé " 5.
Le rapport 98 de l'OCDE conclut : " la mondialisation - économique,
politique et
culturelle - rend obsolète l'institution implantée
localement et ancrée dans une culture déterminée que
l'on appelle "l'école" et en même temps qu'elle, "l'enseignant".
"6.
Du point de vue de la démocratisation
de l'enseignement, les conséquences de cette dérégulation
sont désastreuses. C'est la porte ouverte
au développement inégal, donc au renforcement des hiérarchies
sociales entre établissements. L'abandon
des objectifs cognitifs au profit des seules compétences liées
à l'employabilité prive surtout les enfants d'origine populaire
de l'accès aux savoirs généraux qui donnent force
pour comprendre
le monde, donc pour le changer. L'adéquation
école-entreprise signifie davantage de sélection et un fossé
croissant entre les filières d'enseignement.
Mais qu'à cela ne tienne, on peut bien abandonner les
beaux discours sur la démocratisation puisque la
situation du marché de l'emploi a, elle aussi, totalement changé.
D'une part, l'Europe connaît un taux de chômage officiel qui
n'a guère de chances de descendre sous la barre des 10 % avant longtemps
(le taux réel, épuré des falsifications statistiques,
est sans doute deux fois plus élevé). D'autre part, la crise
et la dérégulation du travail ont donné naissance
à une foule de " petits boulots ", d'emplois précaires ne
nécessitant guère de qualification pointue ni
un niveau de savoirs généraux très élevé.
Aux États-Unis, le rapport FAST II sur l'emploi a montré
qu'on trouve en tête des professions au taux de croissance le plus
élevé : les nettoyeurs, suivis des aides-soignants, des vendeurs,
des caissiers et des serveurs. Le seul emploi à composante technologique,
celui de mécanicien, arrive en vingtième et dernière
position 7. Voilà pourquoi un minimum
de
compétences de base -- lire, écrire, calculer
et se servir d'une interface informatique simple -- suffit pour un grand
nombre de jeunes. Après trente années
d'élévation générale des niveaux d'instruction
requis par le marché du travail, le monde industrialisé est
entré dans une ère d'étirement des niveaux de formation.
Oui, on réclame des ingénieurs et des techniciens
aux qualifications toujours plus élevées et plus pointues,
mais en même temps,
on exploite une masse croissante de main d'oeuvre " à
tout faire " : assez compétente et flexible pour être productive
; assez nombreuse et privée d'instruction pour être peu exigeante.
Une autre évolution se dessine petit à petit.
La crise économique entraîne une formidable quête de
nouveaux marchés. Une fois le tiers-monde épuisé,
les pays de l'Est conquis, les télécommunications, les transports
publics, l'énergie avalés par le capital privé, que
reste-t-il encore pour assouvir la soif du monstre ? L'enseignement ! Pour
l'ensemble des pays membres de l'OCDE, celui-ci représente le dernier
grand marché, un fabuleux pactole de 875 milliards d'euros par an
: autant que le marché de l'automobile !
C'est ici qu'interviennent les " nouvelles technologies de l'information
et des communications ". Elles font office de Cheval de Troie dans l'assaut
contre l'école publique. L'informatique, le multimédia et
Internet sont présentés comme une nouvelle panacée,
capable de résoudre d'un coup de baguette magique les problèmes
de pédagogie, d'échec scolaire, de motivation et de manque
d'encadrement. La vérité est plus prosaïque, mais on
peut la trouver noir sur blanc dans des textes plutôt confidentiels
émanant de la
Commission européenne : " On peut douter que notre
continent tienne la place industrielle qui lui revient sur ce nouveau marché
(des multimédia) si nos systèmes éducatifs et de formation
ne suivent pas rapidement. Le développement de ces technologies,
dans un contexte de forte concurrence internationale, nécessite
que les effets d'échelle puissent jouer à plein. Si le monde
de l'éducation et de la formation ne les utilisent pas, le
marché européen deviendra trop tard un marché
de masse " 8. Les milliards d'investissements
de France Télécoms ou de Belgacom dans la connexion des écoles
au réseau Internet n'ont évidemment rien du mécénat
à vocation pédagogique...
Adéquation école-entreprise,
hiérarchisation renforcée, marchandisation : cette triple
stratégie est généralement accompagnée d'une
politique d'austérité budgétaire. La pression
constante sur l'emploi contribue à stimuler la concurrence entre
écoles, entre réseaux, donc leur adaptation aux exigences
du marché. Le manque de moyens financiers pousse les établissements
à recourir au sponsoring externe. Les maigres enveloppes budgétaires
encouragent le remplacement des enseignants par des ordinateurs et des
didacticiels. La contrainte de rationalisation conduit
à abandonner les cours " moins importants ", c'est-à-dire
ceux qui ne répondent pas directement aux demandes du marché
de l'emploi (entendez : des employeurs). Le " coût excessif
" des redoublements stimule les politiques de sélection renforcée
qui ont pour nom " orientation ".La baisse de qualité
de l'enseignement, consécutive au dé-financement, pousse
les parents à chercher
pour leurs enfants des formes alternatives
d'apprentissage : écoles privées mais aussi CD-ROM ludo-culturels,
livres, didacticiels, cours à distance sur Internet. Bref,
tout concourt à la privatisation de l'enseignement. L'austérité
budgétaire devient l'alibi d'une politique qui abandonne les objectifs
de massification et cède l'école au capital privé
afin qu'il puisse en soutirer un double profit : la vente lucrative du
savoir et le contrôle direct des connaissances, compétences
et comportements inculqués aux futurs travailleurs.
Certes, la France a ses spécificités. Mais
les plans de réforme de Claude Allègre -- comme ceux
de ses collègues Onkelinx et Baldewijns en Belgique, Blunkett en
Grande Bretagne ou Bulmahn en Allemagne -- s'inscrivent
bien dans le contexte général de dérégulation
et de hiérarchisation des systèmes éducatifs, voulues
par le patronat européen et soutenues par l'OCDE et la Commission
européenne. Je ne pense pas qu'il s'agisse d'un complot ou
d'une collusion. Tous ces ministres sociaux-démocrates sont sans
doute sincère
quand ils disent leur attachement à l'école publique
et à une démocratisation de l'enseignement. Mais
à force de répéter que " les réformes, il vaut
mieux les faire nous-mêmes plutôt que de les laisser faire
par les forces néo-libérales ", ce sont bien des socialistes
qui appliquent, lentement mais sûrement, la politique libérale
en question. Lorsque Claude Allègre s'en va répétant
que " la compétition majeure du XXIe siècle sera
celle de l'intelligence " 9,
ce n'est évidemment pas anodin. Cela situe d'emblée les choix
en matière d'enseignement à la traîne de la compétition
économique. Et cela montre au passage qu'une
éventuelle démission de Claude Allègre (comme celle
de Mme Cresson au niveau européen) ne résoudra rien : c'est
une politique qui est en cause, pas un homme.
Dans les pays qui, comme la Belgique et la France, ont une longue
tradition d'enseignement centralisé et de service public, la libéralisation
de l'école bute logiquement sur une résistance opiniâtre.
La très longue grève de 1996 dans l'enseignement francophone
belge n'a pas été victorieuse. Le bras
de fer engagé aujourd'hui en France est peut-être l'un des
derniers fronts de résistance de l'école publique en Europe.
Alors tant pis si la coalition anti-Allègre est un peu hétéroclite
et compte quelques réactionnaires. De
la banlieue bruxelloise, à l'ombre de la Commission européenne,
je leur crie :
Nico Hirtt
Auteur de L'école sacrifiée (éd. EPO 1996),
co-auteur de Tableau Noir (éd. EPO 1998).
email: nico.hirtt@skynet.be
URL: http://users.skynet.be/aped
Pour plus d'informations sur cette lettre ou sur l'association,
contactez mechantloup@geocities.com
1. INSEE N° 469 - Juillet 1996
2. ERT, Education et compétence
en Europe, Bruxelles, février 1989
3. ERT, Une éducation européenne.
Vers une société qui apprend, Bruxelles,
juin 1995.
4. Pour une Europe de la connaissance,
Communication de la Commission
européenne, COM(97)563 final
5. Discours de clôture de Claude
Allègre, Colloque Lycées, Lyon - 29 Avril
1998
6. OCDE, Analyse des politiques d'éducation,
Paris 1998.
7. Le Monde Diplomatique, 1 janvier
1995.
8. Commission européenne. Rapport
du Groupe de Reflexion sur l'Education et
la Formation " Accomplir l'Europe par l'Education
et la Formation " Resumé
et recommandations (Décembre 1996)
9. Claude Allègre, Pourquoi
un magazine ? Editorial de XXIe siècle - Le
magazine du ministère de l'Education nationale,
de la Recherche et de la
Technologie, Numéro 1 . mai 1998