Interview de
Jean-Claude Michéa
Article paru dans "La Gazette" n°595 du 10 au
16 sept. 1999
Professeur de philosophie au lycée Joffre, Jean-Claude Michéa a
retrouvé
lundi, une nouvelle classe. Les élèves découvriront un
enseignant singulier
sérieux et drôle, radical et affectueux. Son dernier livre,
"L'enseignement de l'ignorance", est une charge
argumentée contre le système
Allègre.
Entretien
Peu de temps avant le départ des vacances scolaires, vous avez
publié un
petit livre décapant : L'enseignement de
l'ignorance et ses conditions
modernes. Vous vous y livrez à une attaque
en règle de la politique de
soumission de l'ensemble de l'appareil éducatif aux impératifs
de "la grande
guerre économique mondiale". L'événement du Jeudi et Les
Inrockuptibles ont
salué la pertinence de votre essai. Michel Polac a dit qu'il s
'agissait du
"livre le plus exaspérant" qu'il ait lu depuis des
années. D'où vous est
venue l'idée d'écrire cet essai ?
Je déteste écrire. Quand j'y parviens,
c'est le, révolver sur la tempe. En
général l'arme est tenue par mon ami Alain Martin, le créateur
des éditions
Climats. En décembre j'avais publié dans le magazine culturel
régional
"Reg'art" un article assez long sur les conditions
modernes de la
"transmission du savoir".
Martin s'est employé à me convaincre d'en faire un livre qui
dépasserait la
question de l'école et s'attaquerait aux problèmes posés par
la société
moderne elle-même. Un livre de philosophie politique, en somme.
Apparemment
il a su être convaincant.
Quel est le point
de départ de votre réflexion ?
Depuis une dizaine d'années, les
enseignants que je fréquente, et cela quel
que soit leur âge, abordent la rentrée avec la certitude que
l'année
scolaire qui arrive sera pour eux nécessairement plus difficile
encore que
celle qui vient de s'achever. C'est un sentiment étrange et
nouveau. Quand
j'ai commencé à Paris, en 1972, et pendant assez longtemps, il
était évident
que mon travail deviendrait de plus en plus facile, au fur et à
mesure que
j'accumulerais de l'expérience. C'est l'inverse qui est devenu
vrai.
Une dizaine d'années... Votre "sentiment étrange"
s'installe avec l'arrivée
à la tête de l'Education nationale de Lionel Jospin et de son
conseiller
spécial, Claude Allègre. Une
coïncidence ?
En 1988 j'ignorais qui était Allègre et
j'avais pour Jospin la plus parfaite
indifférence. Pour moi c'était un politicien comme un autre. Or
on s'est
vite aperçu que la nouvelle équipe était bien décidée cette
fois, comme
jamais un gouvernement ne l'avait été dans le passé, à briser
tous les
obstacles culturels et politiques qui s'opposaient à la
restructuration
libérale de l'enseignement telle que la Commission européenne,
depuis le
début des années 80, en définissait les formes et les
conditions.
Ces transformations avaient commencé à s'appliquer, par
exemple, aux
secteurs des Télécom, des compagnies aériennes. Elles
commençaient à
défigurer peu à peu un monde qui m'est cher, celui du football.
Elles
devaient bien sûr s'appliquer à l'Ecole, c'est-à-dire au
"plus grand marché
du XXIème siècle" selon l'expression symptomatique de
Claude Allègre.
Pour imposer à ce "grand marché" des réformes
contraires à la fonction
traditionnelle de l'Ecole - la transmission des connaissances -,
il fallait
beaucoup ruser. Dans l'imaginaire républicain, l'Ecole occupe
une place
centrale. La ruse d'Allègre et de Jospin fut d'utiliser pour ce
travail les
prétendues "sciences de l'éducation" et la nombreuse
armée de naïfs ou de
cyniques qui vivaient de ce mythe. La création des trop
célèbres IUFM
(Institut universitaire de formation des maîtres) a été l'acte
décisif de
cette restructuration de l'Ecole.
Comment les réformes que
vous dénoncez ont-elles été vécues au lycée Joffre?
Nos casiers en salle de professeurs ont
commencé à déborder de circulaires -
de ce côté, la production de l'Administration est
incontestable. Des textes
rédigés dans le jargon si particulier des "sciences"
de l'éducation. L'élève
devenait un "apprenant", le livre un "support
visuel", l'enseignant, selon
la formule de Philippe Meirieu, le tout-puissant directeur de
l'lnstitut
national de la pédagogie, un "pourvoyeur d'occasions",
un "manager de
l'aventure quotidienne de l'apprendre".
Si mon stagiaire rappelle, au début du cours, les éléments du
cours
précédent, je dois rédiger un rapport où je précise
qu'"en phase de
démarrage d'une situation séquentielle le stagiaire
interconnecte le nouveau
et le déjà-là".
Au début, tous les enseignants un peu sérieux ont éclaté de
rire. Mais
c'était nous qui étions des naïfs.
Derrière la "novlangue" grotesque, une nomenklatura se
mettait en place.
A votre avis, quel était
le but poursuivi ?
Délégitimer les enseignants d'une façon
en apparence libertaire en appelant
parents et élèves à dénoncer toutes les formes de l'autorité
du "Maître". Or
le mot "maître" a deux sens très différents. En
latin "dominus" désigne
celui qui exerce une domination on une oppression et
"magister" celui qui
possède une autorité conférée par un savoir.
En ce sens Bakounine, qui était un anarchiste, pouvait écrire :
"En matière
de souliers je reconnais l'autorité du cordonnier". En
rabattant la figure
du maître - comme sujet supposé savoir - sur celle du maître -
comme
oppresseur -, on se donnait sous des apparences
"révolutionnaires" les
moyens de détruire toute transmission du savoir critique. C'est
pourquoi,
selon le dogme actuel, l'enseignant doit se contenter d'être un
"animateur"
qui aide l'élève à "construire son savoir".
Est-ce la raison de votre
abomination des pédagogues ?
Je ne connais évidemment personne qui nie
la nécessité pour un enseignant
d'être un bon pédagogue ! La question est de savoir si la
pédagogie est une
science qui produirait des lois, à la manière du physicien dans
son
laboratoire, - ou un art qui, comme tout art, s'apprend sur le
terrain et se
fonde sur des connaissances non pas expérimentales, mais
empiriques .
Quiconque a enseigné, ou simplement élève des enfants, sait
bien que c'est
beaucoup plus une affaire d'intuition que de connaissances
scientifiques.
Tout ce qu'on peut dire c'est qu'on ne peut pas être un bon
"pédagogue" si
on n'est pas, d'une part, passionné par ce qu'on cherche à
transmettre et,
de l'autre, si l'on n'est pas attaché affectivement à ceux à
qui on doit
transmettre ce savoir. Tour le monde sait que cela ne peut
s'apprendre
mathématiquement. Tout le monde sauf les pédagogues de
profession.
Je voudrais ajouter, c'est un secret de Polichinelle en milieu
enseignant,
que la plupart du temps les spécialistes de ces prétendues
"sciences" de
l'éducation sont d'anciens enseignants qui, pour une raison ou
une autre,
ont tout fait pour échapper à un métier où ils ne se
réalisaient pas et ne
plus jamais être confrontés à des élèves.
C'est sur cette étrange armée en déroute, souvent amère et
aigrie, que
Claude Allègre et Philippe Meirieu ont eu le génie de s'appuyer
pour briser
la résistance du corps enseignant et rentabiliser "le plus
grand marché du
XXIème siècle".
Vous avez l'air de faire
une véritable fixation sur Allègre !
L'individu, comme tous les hommes de
pouvoir, ne m'est certes pas très
sympathique. Mais, sincèrement, en dehors des problèmes
psychanalytiques
qu'il pose et qui sont toujours instructifs pour un philosophe,
je ne
m'intéresse pas du tout à l'homme. Se focaliser sur le
personnage serait
d'ailleurs une erreur.
Il suffit d'étudier la politique des autres Etats européens,
sans parler des
Etats-Unis, pour voir que les réformes mises en oeuvre
obéissent de plus en
plus à la même logique : celle définie par les grands lobbies
d'affaires
européens, comme l'European Round Table, et leurs relais dans
l'Union
européenne. Tout au plus pourrait-on dire que le cynisme et
l'absence de
scrupules dont Claude Allègre fait quotidiennement preuve dans
son travail
ont peu d'équivalent chez ses homologues européens.
Sa capacité, par exemple, à diffuser, à intervalles
réguliers, dans le grand
public, des chiffres expressément falsifiés sur le taux
d'absentéisme des
enseignants, chiffres dont il est le premier à savoir qu'ils
sont faux,
laisse souvent pantois. Mais, en même temps, presque admiratif.
L'admiration
que le spectateur a au cinéma, par exemple, pour les personnages
du Parrain,
ou des Affranchis.
Cet affreux ne manque
pourtant pas d'idées, et parfois bonnes. Vous n'allez
tout de même pas contester la nécessité du soutien aux
élèves en difficulté?
Je ne nie pas certains effets positifs
ponctuels de l'"aide individualisée",
une forme de retour à ce préceptorat d'Ancien Régime
historiquement remplacé
par la classe républicaine.
Mais soyons sérieux : ce n'est pas en surchargeant de travaux
supplémentaires les élèves en difficulté qu'on les aidera le
plus
efficacement. La meilleure aide, y compris individualisée, qu'on
puisse
apporter à ces élèves est, évidemment, de les faire
travailler dans des
conditions pratiques décentes.
Ce qui signifie, avant tout, des classes dont les effectifs ne
soient pas
monstrueux et dont les emplois du temps aient un minimum de
cohérence. J'en
sais quelque chose. À Joffre l'impossibilité matérielle
grandissante
d'élaborer des emplois du temps intelligents finit par obliger,
bien des
enseignants à transiger sur la qualité et le sérieux de leur
enseignement.
C'est l'un des paradoxes du temps mais il est vrai que par la
seule logique
administrative, ici l'emploi du temps, un opposant à Meirieu
peut se
retrouver pédagogiquement contraint à faire du Meirieu !
L'allègement des
programmes, annoncé par Allègre, ne va-t-il pas au devant
de vos désirs ?
Que les programmes soient devenus trop
chargés c'est une évidence. Mais
l'une des raisons, c'est justement l'évolution du système
lui-même.
En 1999, nous n'avons pas les mêmes élèves qu'en 1981. Le
temps passé sur
chaque partie du programme tend à s'accroître inexorablement.
Au début de ma carrière, par exemple, il me restait, après
avoir traité le
programme, environ un mois pour les révisions. Maintenant la fin
du
troisième trimestre se présente comme une course de vitesse
insensée pour
boucler à temps au moins les aspects essentiels du programme.
Que s'est-il passé ?
Dans ma discipline, la philosophie, le
programme est le même depuis 1974.
Mais entre-temps, bien sûr, les élèves ont évolué au rythme
de la société.
Devant le moindre texte classique il me faut donc maintenant
apporter toute
une série de précisions linguistiques, historiques ou
culturelles que
l'Ecole modernisée a visiblement jugée inutile de transmettre.
Il y a une dizaine d'années, par exemple, on a donné au bac le
sujet suivant
:"Y a-t-il de l'ineffable ?". J'ai mené ma propre
enquête au lycée Joffre,
où le niveau des élèves est l'un des plus élevés de
l'Académie. J'ai pu
m'apercevoir que plus de 95 % des élèves ignorent aujourd'hui
le sens du mot
'ineffable", mot qui appartient à un langage plus courant
que celui des
circulaires de l'IUFM !
Pour détruire toutes les ignorances qui leur ont été apprises,
il me faut
donc multiplier les précisions et les remarques sur tout ce qui,
naguère,
allait à peu près de soi en terminale. Par exemple refaire un
cours sur
l'accord du participe passé ou rappeler qui était Pascal ou
Montaigne. Du
coup, retards et obstacles s'accumulent sur le long et périlleux
chemin du
programme.
C'est l'évidence qu'il faut alléger les programmes. Mais sur
quelles bases
et selon quels critères ? Dans l'idéal du ministre, il faudrait
que la
diminution en quantité nuise le moins possible à la qualité du
savoir
enseigné. C'est un exercice très difficile. Pour le mener à
bien, je ne
pense pas qu'on puisse faire confiance à un gouvernement pour
lequel l'école
doit assurer"l'employabilité" des nouveaux "flux
générationnels ". Car dans
cette optique j'ai bien peur qu'un jour l'épreuve de
philosophie, si elle
existe encore, soit remplacée par un QCM (1) du genre: "Qui
était
Schopenhauer : a) un philosophe allemand ? b) le libéro du
Bayern de Munich? c) une marque de bière ?"
Il est vrai qu'un futur employé du Mc Do n'a pas besoin d'en
savoir plus.
D'un point de vue libéral il est logique, et rentable, d'aligner
sa culture
sur son salaire.
Votre réaction quand vous
entendez Allègre plaider pour "l'égalité des
chances" ?
Je me doute que les conseillers qui
rédigent ses discours ne vont pas lui
faire dire qu'il est pour l'inégalité des chances,
l'exploitation des
pauvres ou l'esclavage des femmes. Mais par delà cette
rhétorique
électorale, quelle est la réalité des faits ? La réalité,
c'est que
l'enseignement a été non pas démocratisé mais, ce qui est
très différent,
massifié.
Antoine Prost, pourtant l'un des premiers partisans de la
modernisation
démocratique de l'école, admet maintenant que sous le règne
des différentes
pédagogies"égalitaires" l'exclusion et les
inégalités ont accéléré leur
croissance et les chances de promotion sociale des classes
populaires ont
diminué.
Il faut de plus comparer ce qui est comparable. Si quelqu'un, de
nos jours,
ayant un diplôme équivalent à bac + 2, possède un statut
professionnel qui
en termes de prestige, de sécurité d'emploi, d'intensité de
travail et de
revenu réel n'est pas sensiblement supérieur à celui qu'on
pouvait avoir
avec, il y a trente ans, un simple BEPC, c'est qu'il n'y a pas eu
progrès
mais, au contraire, paupérisation matérielle et symbolique. On
peut très
bien, sur le papier, être plus diplômé que ses parents et
avoir une qualité
de vie inférieure à celle qui était la leur. S'il faut avoir
"bac + 2" pour
livrer des pizzas, je ne vois pas en quoi il y a eu une
démocratisation de
l'ordre établi !
Vous enseignez depuis
1972. Dans l'exercice de votre métier, qu'est-ce qui a
changé ?
Tout ! Mais avant tout les élèves. L'ennui
c'est que les sociologues sous
l'influence qui reste prépondérante, des théories de Pierre
Bourdieu
n'analysent pas très bien cette évolution. Ils continuent, par
exemple, de
réfléchir comme si la famille était encore le lieu
privilégié de la
transmission des comportements de base culturels.
Or, comme l'école de Simon Laflamme, un sociologue canadien, l'a
récemment
établi, le marquage par la famille - qui reste évidemment
fondamental -, est
de plus en plus oblitéré par celui qu'opère le spectacle. Je
ne sais pas si
les gens en ont toujours bien conscience mais nous avons devant
nous la
première génération qui ait été, dès le début de sa vie,
structurée de façon
décisive par l'industrie des médias et du divertissement.
Ceci ne peut pas être sans conséquence, et tous les parents
peuvent mesurer
quotidiennement à quel point le pouvoir de former la
personnalité de leurs
propres enfants est de moins en moins entre leurs mains.
Certes, on savait depuis longtemps qu'un homme ressemble plus à
son temps qu
'à son père ". Mais quand ce temps est celui du spectacle
triomphant et de
la consommation devenue culture et mode de vie, cela signifie
que,
désormais, les jeunes devront ressembler de moins en moins à
leurs parents
et de plus en plus à ce qui a été décidé pour eux par la
célèbre "culture
jeune" qu'élaborent tous les médias du système.
Concrètement ils ressemblent donc de plus en plus au monde de
Bill Gates,
Nike, Mc Donald, Coca Cola et à ses diverses traductions
médiatiques de
Skyrock aux "Guignols de l'info ", de N.T.M. à
"Hélène et les garçons", de
la "Loveparade" à la Gay Pride. Bref à toute cette
culture de la
consommation, que l'adolescent, qui lui est assujetti, vit
toujours comme un
comportement "rebelle" et "romantique ",
alors même qu'elle assure sa
soumission réelle à l'ordre médiatique et marchand.
Ce qui saute aux yeux quand vous rentrez aujourd'hui dans une
classe, c'est
de voir à quel point la plupart des élèves - et, il faut bien
le dire, pas
mal de parents - ont intériorisé, avec le plus grand naturel,
la logique des
comportements du consommateur. Du jeune des cités, dans les
établissements
"sensibles", à l'adolescent des nouvelles classes
moyennes de Joffre ou du
centre-ville, il y a, par delà les différences encore
éclatantes, l'unité de
ce nouveau type d'attitude que le capitalisme de consommation a
su si bien
leur inculquer, sous des formes parfaitement complémentaires.
Concrètement comment vous
y prenez-vous avec ces élèves du troisième type,
ces "canalplusiens" comme vous dites ?
La classe de terminale est, sur le plan
humain, l'un des univers les plus
attachants que je connaisse. Chaque année en juin lorsque je
quitte une
classe qu'il a fallu apprivoiser semaine après semaine -
l'enseignant est
aussi un torero - c'est une tristesse réelle, celle qui
accompagne toutes
les séparations.
Mais pour percevoir à quel point cette jeunesse est
fondamentalement
attachante, il faut justement l'aider à briser cette carapace de
consommateur où une grande partie de son humanité a été
enfermée par le
système. C'est un travail permanent, épuisant.
L'élève qui débarque aujourd'hui en classe perçoit celle-ci,
généralement,
comme une sorte de cafetéria dont il est le client. Et dans la
société
marchande, c'est le client qui est roi.
Les "pédagogues ", d'ailleurs, cherchent à renforcer
ce dispositif
psychologique essentiel au fonctionnement du capitalisme avec, en
priorité,
l'idée que "L'enfant doit être au centre de
l'école".
La plupart des élèves modernes seraient ainsi profondément
choqués si je
n'acceptais pas les devoirs qu'ils me rendent avec parfois deux
à trois
semaines de retard. Mais si j'avais le malheur d'être en retard
d'un jour
lorsqu'il me faut à mon tour rendre les copies corrigées,
j'aurais droit à
une belle leçon de morale.
Je me souviens d'une élève, fort sympathique du reste qui,
m'ayant rendu
avec le retard habituel un devoir avec ratures monumentales et
taches de
whisky, avait joint ce mot d'excuses : "Je suis désolée de
rendre le devoir
dans cet état mais je n 'ai pas eu envie de le recopier ".
En bonne cliente
elle n'avait effectivement pas douté un seul instant, que
l'envie ou
l'absence d'envie sont les seuls moteurs raisonnables de l'action
humaine et
que son excuse était donc parfaitement légitime.
Je suppose, en revanche, que si je lui avais répondu que, moi
aussi, je
n'avais aucune envie de corriger son devoir elle aurait vu là
une atteinte
insupportable à ses droits fondamentaux et, peut être, engagé
une procédure
auprès de la Cour européenne de Justice.
Toute une part de notre métier consiste donc, de plus en plus,
à
"réhumaniser" l'élève, c'est-à-dire à lui
apprendre à être autre chose qu'un
consommateur pour qui toute invitation à la réflexion critique
doit viser à
une utilité immédiate, ou bien ne constitue qu'une fâcheuse
"prise de tête
". Vous ne pouvez pas réussir ce travail si vous n'aimez
pas profondément
les élèves et si vous n'êtes pas passionné par votre
discipline. Mais quand
vous réussissez, la gratification est sans égale.
Les autres professeurs,
comment réagissent-ils à cette métamorphose ?
En salle de professeurs, une plaisanterie
habituelle est de dire que si on
donnait aux enseignants ne serait-ce que la moitié des droits
dont
bénéficient les élèves actuels, leur béatitude serait
totale.
Comme sous la Russie brejnévienne, les enseignants tentent de se
protéger
par l'humour et la dérision. Mais on voit bien qu'un ressort a
été cassé.
Comment se passe un
conseil de classe ?
Autrefois c'était le lieu où les
professeurs jugeaient, en toute
indépendance, le travail des élèves. Le balancier est allé
dans l'autre
sens. Désormais le conseil de classe tend à devenir le lieu où
les
représentants des parents et des élèves jugent, à
l'américaine, le travail
des professeurs.
Des enseignants se rendent en tremblant devant ce nouveau
Tribunal. Pour se
protéger ils adaptent leur notation en classe aux désirs
supposés des
consommateurs qui les jugeront.
Le jeudi 2 septembre à
Joffre, comment s'est passée la rentrée des
professeurs ?
La cérémonie s'est déroulée de façon
traditionnelle. A ce détail près que le
ministère obligeait les enseignants à rentrer cinq jours avant
les élèves
afin de bien leur faire comprendre que leur présence au lycée
doit désormais
être bien dissociée de celle des élèves.
Une mesure assez logique si on suppose que notre but n'est plus
d'enseigner
quelque chose à quelqu'un. Depuis quelques années, lorsqu'un
nouveau lycée
s'ouvre, il n'est pas rare que l'équipe de gestion appelée à
le diriger
tourne à blanc pendant une année scolaire. Il n'y a ni
élèves, ni
enseignants. Mais qu'y a-t-il à gérer dans une école qui n'a
aucun savoir à
transmettre? La réponse n'est rien d'autre que la pensée de MM.
Allègre et
Meirieu.
Dans l'emploi du temps,
a-t-on tenu compte de vos souhaits ?
Je ne connais pas beaucoup d'enseignants
dont les emplois du temps
correspondent à leurs voeux, même quand ces voeux - comme c'est
la plupart
du temps le cas - correspondent à des considérations purement
pédagogiques.
Par exemple, je demande toujours à n'avoir jamais quatre heures
de cours
consécutives, parce qu'à la quatrième heure aucun enseignant
normal n'est
physiquement capable de faire autre chose que de l'animation à
la Meirieu.
Ce sera pourtant ma situation chaque samedi matin !
Comme, d'un autre côté, les classes qu'on m'a confiées ont
l'air
particulièrement sympathiques, j'espère contourner à peu près
toutes les
difficultés. Cela dit les autres collègues se retrouvent en
général cette
année dans des situations où l'exercice sérieux de leur
métier est devenu
beaucoup plus difficile.
C'est délibéré ?
Bien sûr que non ! Tout simplement, la
somme des contraintes matérielles
fixées par le ministère - options, spécialités, modules de
ceci, modules de
cela - somme qui s'accroît chaque année est telle qu'Einstein
lui-même
serait tout à fait incapable de construire un équilibre des
emplois du temps
qui soit pédagogiquement cohérent. Encore heureux, quand
l'intervention de
l'informatique ne vient pas compliquer un peu plus les données
du problème.
Naturellement il y a sans doute quelques cas dans certains
établissements
qui relèvent tantôt de Courteline, tantôt de Kafka ! Mais,
encore une fois,
tout ceci montre à quel point les hauts fonctionnaires du
ministère qui
empilent directives sur circulaires et leurs conseillers
en"sciences de
l'éducation" n'ont absolument pas la moindre idée du monde
réel de l'école.
C'est toujours la guerre de 14. Elèves, enseignants et
administrateurs
locaux pataugent dans la boue du chemin des Dames, pendant que
l'état-major,
installé tranquillement à l'arrière, définit en toute
inconscience la
stratégie à suivre.
Et au moins, en 14, l'état-major n'avait pas pour objectif
premier de
bombarder ses propres troupes.
L'étonnant, c'est que
dans cet univers abracadabrant vous restez un
professeur motivé et impliqué. Comment faites-vous ?
Je ne compte plus les amis qui, me voyant
passer autant d'heures, chaque
semaine, à faire et préparer les cours, sans compter la très
fastidieuse
correction des copies, me demandent ce que je gagne à travailler
ainsi, vu
la façon dont le ministère nous traite et la société nous
récompense
:"Pourquoi ne te contentes-tu pas chaque année de refaire
ton cours à
l'identique ?"
Peut-être ont-ils raison.
Tout ce que je peux répondre c'est que je ne sais pas faire
autrement.
J'aime mes élèves. J'aime les philosophes et tous les Allègre
du monde ne
pourront m'empêcher de chercher à leur transmettre les armes
intellectuelles
dont ils auront besoin pour comprendre la vie qui leur est faite
et changer
cette vie s'ils le jugent nécessaire.
La seule chose qui m'ennuie c'est que tout ce travail de
l'enseignant est
presque invisible de l'extérieur. Je ne pourrai jamais empêcher
ma marchande
des fruits et légumes des halles Castellane, l'excellente
Elizabeth, chaque
fois que je quitte le lycée pour me rendre à la bibliothèque
Sarrau, de me
saluer d'un joyeux "Alors M'sieur Michéa, toujours à se
promener. C'est vrai
que vous êtes tout le temps en vacances !"
D'ailleurs si l'on voulait mesurer la quantité réelle de
travail que doit
déployer un enseignant sérieux, il suffirait de jeter un coup
d'oeil dans
son armoire à pharmacie.
Depuis quelques années, pour tenir l'accélération du rythme de
travail
qu'impose le ministère et les dégradations des conditions de
travail, il me
faut, tel un footballeur soumis lui aussi aux contraintes de la
dénaturation
capitaliste de son sport, recourir, aux moments-clefs de l'année
scolaire à
une série de produits qui relèvent de ce qu'il faut bien
appeler du dopage.
Vous faites gaiement un
constat terrifiant. Apercevez-vous quelque part une
lueur d'espoir ?
Il y a quelques mois j'ai assisté au Corum
à un débat sur les OGM, les
Organismes génétiquement modifiés. Il y avait là, face à
face, des
agriculteurs de la Confédération paysanne et des chercheurs du
Cirad.
J'ai été frappé par les interventions des scientifiques. Sans
doute
devaient-ils être très compétents dès lors qu'ils se
cantonnaient dans le
cadre étroit de leur laboratoire. Mais ce qu'ils disaient ce
soir-là de la
science, de la nature, de la société et de l'homme en général
témoignait
d'une absence sidérante de tout sens philosophique, à commencer
par le
simple sens des responsabilités.
Et, déformation professionnelle, j'essayais d'imaginer les
élèves de
terminale S qu'ils avaient dû être, élèves travailleurs sans
aucun doute,
mais tenant probablement le cours de philosophie pour un
bavardage inutile.
En face de ces experts imperméables au doute et venus avec une
bonne
conscience parfaite faire la leçon aux barbares incultes qui
avaient osé
contester leur pouvoir, se tenaient des paysans, dont José
Bové, formés à
une toute autre école.
Le paradoxe est que le discours que ces paysans tenaient là,
devant moi,
était infiniment plus proche, par la qualité de son
intelligence critique,
des grands philosophes dont j'enseigne l'oeuvre à mes élèves
que les
platitudes positivistes, surgies du fin fond du XIXe siècle,
qu'alignaient
les scientifiques qui leur faisaient face.
Des lueurs d'espoir, j'en ai vues ce soir-là : tant qu'il y aura
des José
Bové, le combat pour émanciper l'homme de "l'horreur
économique" peut tout à
fait être gagné. Et je persiste à penser que ce combat est le
seul qui donne
son sens et sa vérité à la philosophie.
Propos recueillis par Jacques Molénat
(1) Questions à choix multiples
En cinq mois, déjà trois rééditions
Jean-Claude Michéa a écrit trois livres (1) tous édités par
Climats, une
petite maison d'édition fondée à Castelnau-le-Lez par un
ancien libraire,
Alain Martin. Cet éditeur singulier qui, jeune homme, oeuvra
chez Losfeld,
le "surréaliste", et Maspero le "gauchiste",
ne publie que les textes qu'il
aime. Son programme ? "Voiler et dévoiler". A ce jour
240 titres ont été
publiés à son enseigne. Son catalogue est éclectique : des
romans, des
essais, une Histoire de l'accordéon ", une "Histoire
du saxo ". Parmi les
auteurs maisons : Marie Rouanet, Marc Wetzel, Alain Monnier,
Liian Bathelot.
Entre Michéa et Martin, pas de contrat. Le philosophe refuse de
toucher un
centime sur le produit de la vente de ses livres :"J'ai du
mal à admettre
qu'on rémunère une intervention effectuée en tant que citoyen
dans le débat
public".
Sorti il y a cinq mois, L'enseignement de l'ignorance en est à
sa troisième
édition. Quatre mille exemplaires ont été vendus. Les
bénéfices dégagés par
ce succès serviront à publier des textes qui tiennent à coeur
à Michéa. En
particulier la réédition, en janvier 2000, du Complexe de
Narcisse de
Christopher Lasch. "Que mon travail permette à Martin de
remettre à la
disposition du public français l'un des écrits les plus
importants de cet
immense philosophe américain est pour moi la plus honorable des
rétributions
".
(1)"Orwell, anarchist story", "Les Intellectuels,
le peuple et le Ballon
rond ", "L'enseignement de l'ignorance et ses
conditions modernes".
Pour plus d'information sur ce texte ou sur École et République, contactez mechantloup@geocities.com