L'ECOLE CONTRE LA REPUBLIQUE
Par Robert Redeker*
Paru dans Marianne du 11 au 18 octobre 1999
Nous ne parlions pas le Français à la maison,
jusquà ce que j'intégrasse le cours préparatoire.
L'Allemand demeura longtemps la langue de notre misérable maisonnée.
Les enfants du voisinage ne s'exprimaient que dans une des variantes de
l'Occitan, un idiome frontière entre le Gascon et le Languedocien.
L'âge de six ans atteint, je me mis à ramener à la
maison des mots, des connaissances, des savoirs. Ainsi que d'autres ramènent
des marrons, des girolles, des fraises sauvages. Mon trésor à
moi, c'était la parole du maître. C'était l'histoire
de France par exemple, qui se révéla si importante pour moi,
pour mes parents, si précieuse pour que nos imaginaires pussent
tisser jour à jour ce cordon ombilical qui devait à la fin
nous relier à la France, faire de celle-ci notre patrie.
Je ramenais donc des mots, des savoirs, des connaissances qui
n'étaient pas ceux de la maison - qui faisaient rentrer dans notre
maison étriquée de ce village étriqué le vaste
monde. Quel décalage entre le riche butin de l'école et le
quotidien buté de la vie domestique à la ferme où
père s'employait comme ouvrier agricole, vacher ! Nommons ce décalage
la différence entre l'école et la maison, le maître
et les parents, différence dans laquelle l'enfant grandit ; il est
la fissure dans laquelle l'enfant s'installe, dans laquelle il pousse.
L'école me donnait une identité que je ramenais à
la maison ; grâce à elle, un halo de lumière paisible
emplissait la cuisine jusqu'à très tard le soir : penchée
sur mes devoirs, à un coin de la table en bois recouverte d'une
sorte de lino, ma mère apprenait le Français à travers
les devoirs que le maître me donnait. Au tendre éclat de son
visage, alors que la nuit s'avançait, nous faisions de la grammaire,
de la conjugaison, des dictées. L'enfant enseignait sa mère.
Tous deux nous devenions Français.
L'école existe pour permettre aux enfants d'apporter
aux parents ce qu'ils y auront appris, dans la mesure où, comme
l'écrit Michelet " L'éducation, ce mot si peu compris, ce
n'est pas seulement la culture du fils par le père, mais autant
et parfois bien plus celle du père par le fils ". Là est
l'axe de l'enseignement républicain. La cour aussi éhontée
que cynique faite par Allègre aux parents d'élèves
renverse ce principe : les parents désormais seront les maîtres
à lécole.
Insistons sur quelques aspects des réformes en cours
dans l'Education Nationale - ou plutôt de la grande Contre-Réforme
(contre-républicaine et aussi contre-démocratique que farouchement
démagogique) que les autorités gouvernementales sous la responsabilité
d'Allègre mettent en place.
Pour des raisons que l'on comprendra, les vocables de maître,
de professeur et d'instituteur sont bien préférables à
celui d'enseignant qu'on emploiera cependant, mais par défaut. L'enseignant
- comme le pédagogue esclave dans l'Antiquité- montre, telle
une enseigne, ce qui existe dans la société ; c'est pourquoi
ce terme plaît tant à tous ceux qui souhaitent la mort de
l'école républicaine. L'oeuvre de l'instituteur est toute
différente de celle de l'enseignant : il institue, il met debout,
il fait grandir dans l'enfant ce que celui-ci ne trouvera pas dans la société,
il le fait grandir à partir de forces qui ne sont pas celles de
la société.
Les maîtres seront empêchés (sont de plus
en plus empêchés) d'être des maîtres - c'est à
dire également des étudiants. Or, c'est ce rapport à
ce qu'il étudie, à cette étude dans laquelle il habite,
qui institue le maître en tant que maître, qui fait de lui
un humain exemplaire, un certain exemple d'humanité, un exemple
pour les élèves autant qu'un exemple pour la cité.
Ce n'est pas à l'enfant d'être placé au centre de la
relation éducative ; le centre est dans le lien entre le maître
et ce qu'il étudie - le lien entre le maître et le savoir
est beaucoup plus essentiel que le lien entre le maître et l'élève.
Tout montre qu'on ne veut plus de maître-étudiant, de maître
lié au savoir, de maître ayant un lien continu à la
chose étudiée ; au contraire, on veut des moniteurs multitâches,
montrant (enseignant) au élèves la société,
ayant un rapport aux enfants (le puérocentrisme figurant le pivot
de toutes les réformes récentes) et ayant un lien de vassalité
à la société. Craignons que l'emploi-jeune (l'aide-éducateur)
ne devienne sous peu le paradigme de l'enseignement, le modèle montré
à l'enseignant - tout enseignant étant voué à
plus ou moins long terme à se transformer en un emploi-jeune ! L'emploi-jeune
: l'esquisse de ce que le ministère souhaite en guise d'enseignants.
L'exemplaire ne sera plus le maître dans son rapport étudiant
au savoir (su et incertain à la fois); pour Allègre, l'exemplaire,
le modèle humain ce sera le consommateur, le sondé, l'électeur,
le sportif, le publicitaire, l'animateur culturel, la vedette médiatique,
le journaliste, l'intervenant extérieur, l'emploi-jeune aide-éducateur,
le parent d'élève, le locuteur natif, bref tout, sauf le
maître. Tout ce qui a un rapport à la société,
à ce qui se fait dans la société, à se voit
à la télé, devient dans la démarche d'Allègre
valeur, à l'exclusion du maître dans la mesure où celui-ci
conserve un rapport rigoureux, austère, à ce qu'il enseigne
(à ce qu'il sait, à ce qu'il étudie, à ce qu'il
ne sait pas, à ce qu'il cherche). Allègre veut réduire
le maître au rôle paratélévisuel 'de " chef d'orchestre
".
Le " Chef d'orchestre " est le tombeau des instituteurs et des
professeurs. " Chef d'orchestre " ? On ne saurait trouver formule plus
tonitruante pour annoncer que le maître n'aura plus rien à
enseigner (au sens de ce verbe en passe de sombrer dans la caducité
d'enseigner), qu'il aura à animer, à montrer ce que les autres
font dans la société. La classe deviendra un orchestre d'intervenants
divers (de solistes) devant les enfants. La tâche proposée
au maître ne sera plus l'enseignement, ce sera d'harmoniser la cacophonie
des intervenants extérieurs. Cette transformation du maître
en un chef dorchestre se traduira inévitablement par une marginalisation
du maître, qui sera soumis aux pressions de tous. La laïcité
avait été construite pour que le maître fût à
l'abri du curé, du maire, des parents ; les plans d'Allègre
et de S.Royal, les différentes " chartes " pour lécole, organisent
un renversement de la laïcité puisque le maître sera
contraint de faire allégeance aux puissances extérieures
à l'école. Par le vouloir d'Allègre l'école
deviendra le terrain de chasse de toutes les puissances locales, ce qui
signifie la vraie fin de la laïcité scolaire. Par ailleurs,
l'élève sera de son côté perdu dans le brouhaha
des opinions diverses destinées à envahir l'école
; le maître ne pourra plus les surplomber, il n'aura plus une position
de transcendance par rapport à toutes ces opinions, puisqu'il dépendra
d'elles, obligé qu'il sera de composer ce qu'on appellera encore
par dérision son enseignement' avec elles.
Un " chef d'orchestre " ? Pour diriger quelle partition ? La
diversité kaléidoscopique des intervenants extérieurs
dans l'école, de tout le personnel animationnel qui s'y infiltre,
des demandes parentales ainsi que des ressources municipales, impliquent
la disparition des programmes nationaux rigoureux et la substitution à
ceux-ci des " apprentissages fondamentaux " minimaux. A la place du corpus
intellectuel commun à tous les citoyens, assurant une formation
de l'esprit, rendant possible un bien commun intellectuel partageable par
tous les Français, la métaphore du " chef dorchestre " signale
que nous aurons à côté des apprentissages minimalistes
de déchiffrage (lire, écrire, compter), qui seuls seront
véritablement nationaux, autant d'enseignements différents
que d'écoles. Ainsi à terme, la substitution du " chef d'orchestre
" à l'instituteur traditionnel prépare-t-elle la régression
du sentiment national républicain, qu'il est du rôle citoyen
de l'école de former, au profit des multiples communautarismes et
localismes. Quel est le sens de cette transformation de l'instituteur en
" chef d'orchestre " ? De nationale, républicaine et homogène
sur tout le pays, l'école devient clientéliste (répondant
aux parents clients qui dicteront leurs choix d'activités pour leurs
enfants), hétérogène, locale et surtout municipale.
La " charte pour l'école du XXIème siècle " trahit
les principes les plus fondamentaux de l 'idée scolaire républicaine
en réalisant la municipalisation de l'école. L'école
sera désormais extérieure à la nature républicaine
de l'Etat. Défaite de la pensée (par le triomphe du culturel,
du sociétal), défaite de l'école (par le triomphe
de l'animation, le repli de la figure de l'instituteur sur le paradigme
du travailleur social et du Gentil Organisateur de MJC, et par la réduction
des programmes au minimum commun), cette charte pour l'école du
XXIème siècle est surtout (par la municipalisation qu'elle
institue) une défaite de la République, une dérépublicanisation
de l'école.
Dans le même temps où les maîtres seront
empêchés d'être des maîtres les élèves
seront empêchés d'être des élèves. L'école
n'existe qu'adossée au loisir, autrement dit dans l'écart
par rapport à la vie, à la société, dans l'indépendance
par rapport à tout ce qui se fait en dehors de l'école (et
bien entendu dans l'indépendance par rapport à tous les groupes
de pression). Le collège et le lycée rénovés
reposent sur la désintellectualisation du métier de professeur:
on lui confie le rôle dun technicien de la pédagogie, valet
de moins en moins cultivé, d'un animateur socioculturel, sommé
de se vêtir tour à tour des défroques de l'organisateur
de divertissements, du guide de voyages en tous genres, du psychologue,
de l'assistante sociale, de l'éducateur, de l'orientateur, du copain
et du gendarme. Réforme après réforme, on a transformé
les professeurs en îlotiers de la culture (comment ne pas voir que
plutôt qu'un enseignement de l'esprit critique, c'est un contrôle
social généralisé sur la jeunesse qui est le résultat
recherché d'une telle conception du professorat?).
Les projets d'Allègre et Royal dessinent le modèle
d'une école où l'on s'active beaucoup (le fanatisme de l'activité
y imposant son terrorisme), où l'on s'occupe, où l'on est
en permanence occupé, où le temps est occupé, où
il n'y a pas de temps vide, pas de vacuité du temps, pas de vacance
du temps, plus de vacance de l'activité. Bref, le projet est de
bâtir une école des loisirs sur les ruines de l'école
du loisir (la fameuse skholè). Ce projet court de la maternelle
à l'université. L'école primaire, le collège
et le lycée seront sommés de se conformer à ce modèle
unique de l'école des loisirs. Les élèves seront occupés
en permanence à des activités, les maîtres également.
Avec le triomphe de l'activité est supprimé le loisir aussi
bien aux élèves qu'aux maîtres - les uns et les autres
étant les victimes de cette déscolarisation (substituer les
loisirs au loisir est, puisqu'école vient de skholè, déscolariser
l'école) de lécole. La déscolarisation de l'école
répond à sa dérépublicanisation.
Les maîtres seront changés en ressources humaines
(en minerai ou en énergie) ainsi qu'en travailleurs sociaux (en
travailleurs payés pour masquer les dégâts des choix
économiques libéraux - d'où le mot d'ordre terriblement
réactionnaire, secondimpérial, napoléontroinesque,
de Meirieu, " l'école contre la guerre civile "). Pour sauver la
politique libérale à laquelle nos gouvernements s'abandonnent,
pour la sauver d'une révolution, de jacqueries, de troubles à
l'ordre public, Meirieu a proposé ses recettes au pouvoir. Dans
cette perspective commune à Meirieu, à Royal et à
Allègre, transformer le maître en un travailleur social est
vouloir que les enseignants soient les anges gardiens du libéralisme
avancé (remplacement des hussards noirs de la République,
que Péguy exalta, par urgentistes du libéralisme, formés
par Meirieu) .
Contre-Réforme : au lieu d'instituer le peuple à
travers l'institution des enfants, Allègre et Royal veulent construire
une école qui continue la société.
Dans l'idéal républicain, c'est l'école
qui doit être l'institutrice du peuple : faire que le peuple existe,
bâtir le peuple, autrement dit instituer quelque chose qui manque
souvent, quelque chose d'introuvable, le peuple, quelque chose qui toujours
se défait. Ce travail de Pénélope est celui de l'école
parce que dans le sens donné par la République à la
française à ce mot, le peuple, n'existe pas avant lécole.
L'école est la fabrique de ce qui n'existe pas avant elle : le peuple.
Avant elle existent les familles, les associations, les nations, les diversités,
les mafias, la société. Instituer le peuple qui nexistait
pas avant lécole, voilà la mission confiée depuis
les lois scolaires par la République à l'école. Cette
mission confiée à l'école ressemble farouchement à
celle que Rousseau, dans Le Contrat social, attribue au législateur
: " celui qui ose entreprendre dinstituer un peuple doit se sentir en état
de changer, pour ainsi dire, la nature humaine ". Mais, tandis que le législateur
de Rousseau institue le peuple une fois pour toutes, l'institution qu'est
l'école est une institution continuée : elle recommence à
chaque génération, elle recommence chaque année son
interminable travail de démogenèse, d'institution du peuple.
Le peuple est fils de l'école. Il émane en permanence de
sa matrice, l'école. Il convient d'éviter de confondre ces
deux concepts : le peuple et la société. Le peuple n'est
pas la même chose que la société. Le législateur
de Rousseau transforme une société, à laquelle il
reste extérieur, en un peuple. C'est dans la mesure où l'école
est coupée de la vie, retranchée de la société
qu'elle peut être, à partir de cet écart, la matrice
du peuple. L'énoncé : ce'st l'école qui doit être
l'institutrice du peuple est exactement le contraire de cet autre énoncé
: la société doit éduquer l'école. Pourtant,
toutes les réformes récentes reposent sur ce postulat funeste
de l'éducation de l'école par la société, de
la continuité entre la société et l'école.
Jusqu'ici l'école était cette institution organique
de la République, véritable matrice politique de notre être
collectif, qui désignait les valeurs, à linverse, Allègre,
Meirieu et Royal préfèrent, conformistes qu'ils sont devant
la plus démagogique des sociolatries, voir l'école suivre
la société plutôt que la guider, adopter ses valeurs
comme ses non-valeurs, abandonner ses fonctions magistrales (dans la connaissance)
et matricielles (dans la politique) pour devenir, non point l'enseignement
de la haute culture, l'initiation à la vie de l'esprit, l'apprentissage
de l'existence politique, mais le simple reflet bariolé de tout
ce qui se fait dans la société. Si ces fossoyeurs réussissent
dans leurs desseins, alors l'école n'instituera plus le peuple,
elle suivra la société dans ses désirs. L'école
dérépublicanisée sera également l'école
déscolarisée.
--Robert Redeker
Pour plus d'informations sur ce texte ou sur École
et République, contactez mechantloup@geocities.com