Sud Ouest
Le "cas" Allègre Un gros nuage politique monte en ce début d'année
Pour le gouvernement Jospin, "le" problème des prochaines semaines ne
viendra peut-être pas de l'un des dossiers attendus et quotidiennement
pointés par la presse : sans-papiers, violences des banlieues, mouvement des
chômeurs, Front national, etc. Un autre gros nuage politique monte en effet
en ce début d'année : il a pour nom Claude Allègre. Il est porteur d'orages.
A lire les témoignages publiés ces jours-ci -- notamment par "le Monde" sous
forme d'un cahier spécial -- , à écouter directement les profs lorsqu'on est
parent d'élève, force est de reconnaître que peu de ministres de l'éducation
nationale seront parvenus à faire lever tant de colères en si peu de temps.
Voilà qu'il se passe un phénomène irréversible : le rejet massif du
personnage, de ses projets, de ses bons mots et rodomontades par une
majorité du corps enseignant. Y compris les professeurs non syndiqués. Que
s'est-il donc passé ?
Au départ, soyons honnêtes, on était plutôt attentif à ce scientifique
rondouillard, ami personnel du premier ministre, adepte du franc-parler et
décidé à mettre en question les conservatismes et corporatismes d'une énorme institution (l'éducation nationale) qui n'en est pas indemne. Puis il y eut les premières provocations d'une facture oratoire contestable ("Dégraisser le mammouth", etc.). On fit contre mauvaise fortune bon coeur en mettant cela sur le compte de l'inexpérience politique. Lionel Jospin, dit-on, avait froncé les sourcils. Après tout, quelques phrases "décoiffantes" n'étaient peut-être pas inutiles pour réveiller le ronron ambiant.
Puis il y eut les récidives et -- plus graves -- les prises de position
"théoriques" du ministre. On commença à s'inquiéter pour de bon. Ce culte
naïf de la "rentabilité", ce ralliement pontifiant à ce que Jospin appelle
lui-même la "pensée unique internationale", cette obsession de soi-même qui
transparaît dans chaque intervention, ces projets tonitruants, bientôt
amendés en catastrophe. Tout cela commençait à détonner avec une gestion
gouvernementale plutôt soucieuse de cohérence. Vinrent d'autres gaffes, plus navrantes encore et qui laissèrent dépasser, cette fois, un vilain bout
d'oreille. On veut parler de cette boutade extravagante par laquelle Claude
Allègre déclara en substance que l'enseignement de la philosophie ne servait
à rien. Je connais plus d'un sympathisant socialiste -- y compris parmi des
professeurs de grandes écoles -- qui s'indignèrent, tout de go, alors même
qu'ils s'étaient plutôt montrés patients jusqu'alors. Quand on est à la tête
d'un des principaux ministères de la République, proférer une telle ânerie,
qu'on le veuille ou non, pose problème.
Mais laissons de côté l'aspect crispant du personnage, cette fatuité
rigolarde à laquelle il semble incapable de résister. Elle le dessert désormais mais demeure anecdotique. Parlons du fond des choses que cette dernière boutade aide à discerner. Le fond ? L'idéologie ? Le projet global ? A lire les quelques livres de M. Allègre, j'ai bien peur qu'ils se ramènent, au bout du compte, à quelques préjugés rudimentaires : une volonté de "formater" le système éducatif dans la logique du marché; un scientisme relativement désuet; une obsession notariale de la dépense et du "gaspillage".
Sans compter le plus grave : cette incapacité psychologique à comprendre,
sentir, deviner, interpréter le désarroi d'un corps enseignant qui se sent
de moins en moins reconnu. Et qui doit affronter, malgré tout, au jour le
jour, les contradictions les plus explosives de la société, contradictions
dont la crise de l'école n'est que le méchant reflet. A des gens qui vivent
et travaillent ainsi "en première ligne", on ne parle pas comme ça...
Ainsi donc, s'il y eut "erreurs de casting" dans ce gouvernement,
contrairement à ce qu'on dit, la plus grave n'est pas la nomination de
Catherine Trautmann mais celle de Claude Allègre. Il me semble que, tôt ou
tard, un remaniement s'imposera. Ou une démission.
JEAN-CLAUDE GUILLEBAUD SUD OUEST DIMANCHE 10 janvier 1999
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