NEUCHATEL.
Partis de Besançon le 24 novembre à 7 h.
41 m. du matin, nous arrivons à Neuchatel à
3 heures du soir. Le 25 à 9 heures du matin, par une
pluie fine et serrée, nous nous rendons à l’observatoire.
Il est situé au bord du lac, à l’est de la ville, et
à deux kilomètres environ du centre, sur une petite
hauteur. Nous y arrivons par une large route, excellente, malgré
le mauvais temps.
Le directeur, M. Hirsch nous reçoit. Il ne nous a jamais
vus, mais il nous sourit comme à de vieilles connaissances, en
apprenant que Besançon nous envoie. Besançon n’a-t-il pas
déjà frappé trois ou quatre fois à sa
porte ? Aussi s’empresse-t-il de nous expliquer lui-même
avec la netteté la plus courtoise, tous les détails de
son installation.
Aperçu général.
La situation est superbe, entièrement isolée. Nous
pouvons l’admirer malgré la pluie. Au sud et de l’est à
l’ouest s’étend le lac qui baigne les pieds de
l’établissement ; au nord court une colline,
légèrement boisée, qui n’enlève à
l’horizon que deux ou trois degrés.
Le bâtiment s’élève au milieu d’un jardin
parfaitement horizontal. Il est distribué en trois
parties ; au centre, les salles d’observation ; à
l’est, l’appartement du directeur ; à l’ouest, le logement
des aides et adjoints.
Le personnel se compose du directeur, d’un astronome adjoint, d’un aide
et d’un concierge.
Salles d’observation.
1° Salle méridienne. – M. Hirsch nous introduit
d’abord dans la salle méridienne, jolie pièce de
8 mètres de long, sur 6 de large environ.
Une lunette méridienne, un 7 pouces en très bon
état, repose sur deux beaux piliers en marbre. Les coussinets
sont munis de vis qui permettent de régler l’azimut et
l’inclinaison, disposition généralement abandonnée
aujourd’hui, mais à laquelle M. Hirsch paraît tenir.
La lunette est munie d’un bon cercle de déclinaison et
4 microscopes sont fixés sur chacun des piliers.
2 microscopes mobiles servent en outre à déterminer
les erreurs de division.
A côté de la lunette est debout la pendule
sidérale, la meilleure de l’observatoire, dite pendule normale,
fixée à un troisième pilier du même marbre.
Le battement de cette pendule est trop faible pour être entendu
même à une petite distance ; aussi observe-t-on les
passages sur un cadran électrique, comparé chaque jour
à la pendule normale, cadran marquant les heures, minutes,
secondes et dont le régulateur se trouve dans une pièce
voisine.
Au nord de la lunette, nous voyons une excellente et jolie machine
à retournement construite à Munich par Ertel. Le
modèle est certainement meilleur que le modèle
français ; il permet de faire le retournement,
opération délicate, avec plus de facilité et plus
de précision. Nous en prenons le dessin exact.
Au-dessus de cette lunette se tient, suspendu au plafond, le grand
niveau qui peut descendre mécaniquement pour donner la mesure de
l’inclinaison.
Je m’étonne de la largeur du lit d’observation. Suivant
M. Hirsch, le lit français est trop étroit, il
reçoit mal la tête de l’observateur et occasionne souvent
une tension des muscles du cou, tension fatigante, nuisible en outre
à l’exactitude des mesures.
Nous examinons les fenêtres et la fente méridienne du
toit. Elles sont larges et la salle est bien aérée. Des
parasols et parapluies mécaniques, fort bien cousus, permettent
d’ailleurs d’abriter complètement les instruments soit contre la
chaleur, pendant l’observation du soleil, soit, pendant les ouragans
contre l’eau ou la neige qui s’infiltrent dans les jointures des
trappes.
Le mauvais temps nous empêche de pointer deux mires
éloignées, l’une au sud, au-delà du lac, à
9 kilomètres ; l’autre au nord, à
3 kilomètres 8 seulement, avec une légère
inclinaison à l’horizon. La mire sud est excellente pour deux
raisons ; d’abord elle est très éloignée,
ensuite le rayon visuel se dirige sur elle en rasant une surface
liquide, également échauffée partout et
n’occasionnant pas ces ondulations atmosphériques si nuisibles
et si fréquentes au-dessus de la terre ferme. Une
troisième mire, une mire ordinaire avec objectif, sert pendant
la nuit et les jours de mauvais temps ; nous l’avons
pointée ; elle est située au nord, à une
distance de 100 mètres environ.
Un quatrième pilier, en calcaire, paraît sans emploi
à l’angle nord-est de la salle ; c’est le pilier qui a
servi à MM. Hirsch et Plantamour pour déterminer
l’intensité de la pesanteur à Neuchatel.
2° Rotonde de pendule électrique. – De la salle
méridienne, nous passons à l’est, dans une rotonde
annulaire. C’est le rez-de-chaussée de la tour
équatoriale, traversée de haut en bas par un gros pilier
central et cylindrique qui se rend sous une coupole au premier
étage.
Autour de ce pilier central sont accrochées trois pendules
ordinaires communes et une pièce importante, le pendule
électrique de M. Hipp ; c’est un simple pendule dont
les oscillations sont entretenues par un électro-aimant ;
il n’y a ni rouage, ni minuterie. La seconde sidérale
donnée par ce pendule, est transmise électriquement
à la minuterie du compteur à cadran de la salle
méridienne. Nous partageons l’admiration de M. Hirsch pour
cette belle application de l’électricité et pour partager
aussi sa confiance dans la sûreté de la seconde, ainsi
donnée et transmise, il nous suffirait sans doute
d’expérimenter nous même et de faire, pendant un temps
assez long, ce que M. Hirsch fait tous les jours, la comparaison
de cette seconde électrique avec la seconde de la pendule
normale.
Sur les parois de la rotonde sont installées quelques piles
électriques, notamment celle qui actionne le pendule de
M. Hipp.
3° Salle des chronomètres. – A l’ouest de la salle
méridienne se trouve celle des chronomètres, sous les
mêmes dimensions ; 8 mètres de long et
6 mètres de large.
Là, nous trouvons un beau chronographe cylindrique de
M. Hipp ; une pendule moyenne ; une pendule directrice
qui distribue un signal à Neuchatel et ses environs, des
étuves, enfin, dans un vaste placard, sorte de coffre-fort
fermé par une porte en fer, les pièces suivantes
déposées à l’étude par les horlogers :
deux chronomètres de marine du Locle, deux chronomètres
de marine de Genève et 32 montres ordinaires. Ce placard
renferme, en outre, divers thermomètres et un chronomètre
thermométrique.
C’est la salle vraiment originale et intéressante pour
nous ; nous y restons longtemps, examinant tout en détail.
Une étuve à chaleur est bien facile à comprendre.
C’est une caisse divisée en deux compartiments
séparés par une cloison horizontale. Le compartiment
inférieur est rempli d’eau chauffée par un bec de gaz qui
brûle immédiatement au-dessous. Le compartiment
supérieur renferme : le chronomètre à
étudier, un thermomètre ordinaire, des
thermomètres à maximum et minimum, enfin, un
régleur bimétallique, zinc et cuivre, qui ouvre plus ou
moins le robinet du tuyau conduisant le gaz, suivant que la
température du compartiment s’abaisse ou s’élève
au-dessus de la valeur moyenne qu’elle doit conserver.
Une étuve à glace est encore plus simple. C’est une
caisse entourée extérieurement d’une couche de glace,
pouvant recevoir chronomètres et thermomètres sans les
exposer aux atteintes de l’eau de fusion.
Le chronographe n’est autre chose qu’un cylindre horizontal, recevant
d’un mouvement d’horlogerie une rotation uniforme autour de son axe.
Une feuille de papier est enroulée sur le cylindre et deux
plumes, continuellement imbibées d’encre, peuvent à un
moment donné tracer sur la feuille un trait représentatif
de ce moment. L’une des plumes peut être mise en relation
électrique avec le pendule de M. Hipp, dont elle inscrit
aussitôt les secondes successives ; l’autre plume fait
partie d’un circuit ou fil voltaïque ouvert que l’observateur
ferme à volonté, en appuyant le pouce sur un bouton qui
réunit les deux bouts du fil. Au moment de la fermeture, la
plume trace un trait sur la feuille. Le bouton est d’ailleurs mobile et
l’observateur, en le tenant en main, peut le déplacer librement.
Tous les jours, vers midi et demi, lorsque l’état de la pendule
a été déterminé par les observations
à la lunette méridienne, le chronographe sert à
comparer toutes les pendules, montres et chronomètres, soit de
l’observatoire, soit des horlogers. Voici comment se fait cette
comparaison :
L’aide se place devant le chronographe sur lequel la première
plume inscrit les secondes de la pendule électrique. Il tient
d’une main un crayon et de l’autre un compas dont l’ouverture
invariable répond sur le chronographe à un intervalle de
10 secondes. L’adjoint va se placer d’abord devant la pendule
électrique. Il donne à l’aide un tope vocal correspondant
à une minute ronde, désignée à l’avance.
Sur le trait que trace à l’instant même la première
plume, l’aide inscrit le numéro de cette minute ; il
inscrit de même, à partir de ce moment, les numéros
des dizaines de secondes successives de la pendule électrique,
en s’aidant du compas et sans nombrer les secondes. Cependant l’adjoint
a déjà saisi le bouton électrique de la
deuxième plume et est venu se placer devant la pendule ou le
chronomètre à comparer. Il prévient l’aide
à haute voix qu’à partir de telle minute, il donnera six
topes répondant aux six secondes suivantes. L’aide inscrit le
numéro de la minute désignée sur le premier des
traits tracés par la deuxième plume. La comparaison
s’achève en relevant les secondes des deux instruments ainsi
inscrites sur la même feuille. Un vernier spécial, le
releveur, permet d’exécuter facilement cette opération
finale, lorsque la feuille du chronographe a reçu l’heure de
tous les instruments à comparer.
La comparaison chronographique est d’ailleurs contrôlée
autant que possible par une comparaison directe ou à l’œil.
Cette dernière est même seule employée pour les
montres de poche.
Les aiguilles à secondes des petites montres sont souvent
excentriques au cadran. On en tient compte dans chaque comparaison, en
observant la pointe de l’aiguille dans deux positions
diamétralement opposées.
Les montres ne sont conservées à l’étude que si
elles ont une marche inférieure à 10 s. et une
variation diurne inférieure à 2 s.
Les montres de moindre qualité ne sont étudiées
que 15 jours, à plat, cadran en haut, sans passer par les
étuves.
Les chronomètres de poche sont suivis dans cinq positions :
à plat, cadran en haut, 8 jours
à plat, cadran en bas, 8 jours
pendus, queue en haut, 5 jours
pendus, queue à droite, 5 jours
pendus, queue à gauche, 5 jours
en tout 31 jours, à la suite desquels on les soumet
24 heures à la glace et 24 heures à
l’étuve. Quelques-uns, spécialement recommandés,
sont suivis pendant 45 jours.
Les chronomètres de marine sont suivis pendant environ 2 ou
3 mois, en passant plusieurs fois par les étuves.
Les horlogers paient 5 fr. pour un chronomètre de poche et
20 fr. pour un chronomètre de marine.
Distribution du signal.
La pendule directrice est une pendule anglaise, réglée
sur le temps moyen. Chaque jour, aussitôt que la comparaison a
déterminé son avance ou son retard, on la met à
l’heure exacte en actionnant son balancier pendant un temps convenable
par une pendule auxiliaire qui la retarde ou l’avance de
0 s, 01 par oscillation. Cet[te] correction physique se
pratique à midi trois quarts environ. Lorsqu’elle est
effectuée, on la contrôle en comparant la pendule
directrice à la pendule moyenne située dans la même
salle, à peu de distance, et dont l’état est connu.
Cette pendule directrice, ainsi corrigée, distribue dans toute
la Suisse, à 0 h. 55 m. 0 s. un signal
instantané. Voici comment :
Elle est traversée par un courant électrique qui s’y
brise ou s’y ouvre en trois endroits différents. A ces trois
ouvertures correspondent chacune à chacune les trois aiguilles
de la pendule. Chaque aiguille ferme son ouverture pendant un temps
très court, aussitôt qu’elle occupe sur son cadran une
certaine position ; l’aiguille des secondes lorsqu’elle tombe sur
0, l’aiguille des minutes lorsqu’elle tombe sur 55 et l’aiguille des
heures lorsqu’elle marque 0. Ainsi, une seule fois seulement par jour,
0 h. 55 m. 0 s., les trois ouvertures sont
fermées simultanément et le courant électrique est
rétabli. Il se lance au moment même, en sortant de la
pendule, dans toutes les directions qui lui sont offertes, à
Neuchatel, Berne, Bienne, Locle, Soleure, Chaux-de-Fonds, les Ponts,
les Brenets, Fleurier, Sainte-Croix. Dans chaque hôtel de ville,
il actionne 1’armature d’un électro-aimant. Avant l’action,
l’armature retient écarté de la verticale le pendule d’un
petit compteur marquant 0 h. 55 m. 0 s ; au moment
de l’action électrique, l’armature abandonne ce pendule et le
compteur, mis en marche, donne l’heure exacte de Neuchatel. Le
compteur, ou, comme disent les Suisses, le signal marche pendant
quelque temps jusqu’à ce que l’horloger municipal vienne
remettre son pendule en arrêt sur l’armature de
l’électro-aimant. Un grand nombre d’horlogers ont demandé
et obtenu le même signal à domicile, en payant une taxe.
Ce signal manque quelquefois, lorsqu’il se produit dans le courant
électrique l’une de ces perturbations qu’il est si difficile
d’éviter entièrement.
L’équatorial. – Nous quittons enfin le rez-de-chaussée de
l’observatoire et nous montons à l’équatorial. Avant de
pénétrer sous la coupole, nous traversons une petite
salle qui sert de bibliothèque et de cabinet de travail.
L’équatorial n’a rien de particulier, c’est un bon petit
6 pouces, avec mouvement d’horlogerie. Il repose
immédiatement sur un bloc de marbre, sorti de la même
carrière que les piliers de la salle méridienne. La
coupole est très bien montée et roule parfaitement sur
ses galets.
Jardin. – Le jardin est, lui aussi, un lieu d’observation ; on y
trouve installés les instruments météorologiques
les plus usuels sous un abri presque identique à celui qui est
adopté en France.
Après cette longue et instructive visite, nous quittons
l’observatoire ; il est onze heures et demie. Nous reviendrons
demain, à une heure, pour assister à la comparaison des
pendules et chronomètres déjà décrite par
anticipation. En rentrant à Neuchatel, nous voyons avec plaisir
que le beau temps se prépare ; nous retournons plusieurs
fois pour examiner encore et admirer la position de l’observatoire.
Nous passons la soirée à Neuchatel. J’y visite la
distribution de l’heure tandis que M. Bérard s’y met
à la recherche des curiosités artistiques.
Distribution de l’heure.
Un peu avant une heure moins cinq minutes, je suis allé à
l’hôtel-de-ville en présence du signal, les yeux
fixés sur la pendule immobile. L’horloger municipal est
là, attendant comme moi. Tout à coup, un léger
bruit se fait entendre ; le pendule vient de donner le signal en
échappant à l’armature qui se retire ; il est
0 h. 55 m. 0 s. à l’observatoire de Neuchatel.
Aussitôt l’horloger compare au compteur, qui fournit le temps
exact, une horloge placée dans la même vitrine et dont le
balancier oscille entre deux petits pendules immobiles. Après
avoir déterminé l’avance ou le retard de cette horloge,
il la corrige de son erreur en faisant agir sur son balancier, pendant
un nombre suffisant d’oscillations, l’un ou l’autre de ces deux petits
pendules auxiliaires. Cette horloge distribue l’heure à la
minute à des cadrans distribués dans toutes les rues de
Neuchatel, dans les édifices publics et même, moyennant
une taxe, dans plusieurs maisons particulières.
Le principe de la distribution est très simple. L’horloge fait
tourner un cylindre armé de pièces métalliques qui
viennent, à la fin de chaque minute, fermer un circuit
électrique. Aussitôt le courant passe dans chaque cadran,
placé sur le circuit et y actionne un électro-aimant qui
fait avancer d’une division, l’aiguille des minutes.
Pour des causes imprévues, il arrive, mais rarement, que le
courant ne passe pas dans les cadrans d’un circuit. Les cadrans
retardent alors d’autant de minutes que cet accident s’est
renouvelé de fois. Mais l’horloger municipal y remédie en
appuyant le même nombre de fois sur un bouton pour fermer le
circuit trouvé en défaut. A chaque fois l’aiguille
rattrape une minute pour indiquer finalement l’heure exacte.
Le lendemain 26, je passe la matinée à l’école
d’horlogerie et dans les magnifiques ateliers de M. Hipp.
L’école d’horlogerie n’est pas très florissante en ce
moment ; le nombre des élèves a diminué dans
ces dernières années ; elle n’offre, d’ailleurs,
rien qui ne se trouve à l’école du Locle, que nous
visiterons bientôt.
Les ateliers de M. Hipp, sont consacrés à la
fabrication des télégraphes et des appareils
électriques. Ils sont connus du monde entier. Je m’y suis
attaché surtout à l’examen des chronographes et des
pendules, régulateurs, cadrans, horloges électriques.
Un peu avant midi, nous retournons à l’observatoire,
M. Bérard et moi. Après avoir assisté
à la comparaison des pendules, montres et chronomètres,
nous prenons congé de M. Hirsch, en le remerciant de son
gracieux accueil et nous rentrons à Neuchatel à
2 heures, pour prendre le train du Locle à 4 h. 13.
Le temps est devenu très beau. En passant une dernière
fois devant le lac, si brumeux la veille, pour examiner le
limnimètre de M. Hipp, nous éprouvons un
saisissement indescriptible.
Des volées de mouettes, innombrables, flottent, crient,
voltigent, bataillent sur les eaux resplendissantes, au-delà
desquelles on croirait pouvoir suivre, avec la main, le profil immense
de la chaîne des Alpes, sous les plis du manteau de neige qui la
recouvre et étincelle aux yeux éblouis.